L’homme en équilibre

lhomme-en-equilibreMartial VICTORAIN

L’homme en équilibre

Paul & Mike – 2015

 

Simon est un homme d’affaires redoutable. Président de la SILIC, entreprise cotée en bourse, tout lui sourit. Il a une maîtresse irlandaise divine, une immense maison sur une des collines de Lyon, des serviteurs, un chauffeur. Il vit loin des « hommes-rats », tous ces gens qu’il voit s’engouffrer quotidiennement dans les bouches de métro et qu’il méprise. Rien ne peut enrayer sa réussite. Rien, sauf un accident de voiture dont il réchappe miraculeusement, entier mais aveugle. Il vit deux ans d’enfer avant que son statut d’homme fortuné lui permette d’accéder à une greffe oculaire révolutionnaire et de recouvrer la vue. Oui, mais Simon ouvre les yeux sur un monde qui lui est entièrement inconnu. Oubli ou effet secondaire de l’opération ?

L’homme en équilibre oscille entre noirceur et optimisme. Martial Victorain, que l’on connaissait empli d’humanisme dans Fernand – Un arc-en-ciel sous la lune, signe ici un roman sombre dans lequel il pose des questions qui dérangent. De quel degré d’équilibre l’homme a-t-il besoin pour se satisfaire ? Et pour s’insérer dans l’humanité ? Pour transmettre la terre dont il a hérité ?

A travers la lente prise de conscience de Simon, Martial Victorain appelle tous les humains à s’interroger sur la trace qu’ils laissent sur terre. En cela, le lecteur retrouve avec bonheur le créateur de Fernand, le héros des maisons de retraite. Si le message est plus subtil, plus profond dans L’homme en équilibre, en revanche on retrouve le même style d’écriture tout en rondeur, des mots simples parsemés de tournures plus alambiquées.

L’homme en équilibre n’est pas un roman que j’oublierai facilement. Amis lecteurs, respirez lentement et ne cédez pas à la claustrophobie, vous serez récompensés pour votre persévérance.

=> Quelques mots sur l’auteur Martial Victorain

Ladyboy

ladyboyPerrine ANDRIEUX

Ladyboy

ELP Editeur – 2016

 

Jade et Stéphane se disputent. C’est la dispute de trop, Stéphane quitte Jade.

Ce point de départ assez classique va entraîner le lecteur dans un véritable ouragan narratif. Jade et Stéphane ne sont pas des personnages communs et Perrine Andrieux a su exploiter leurs particularités respectives avec brio.

Jade est Thaïlandaise. Apprêtez-vous à découvrir un roman dont l’emprise asiatique est forte, tant dans l’atmosphère, la langue que le caractère des personnages.

Stéphane est Français et traducteur. Vous plongerez au cœur de la quête du mot juste.

Jade est transsexuelle. Elle n’aimerait pas cette appellation trop connotée. Disons qu’elle est femme hétérosexuelle dans un corps d’homme, avec toute la complexité qu’implique cet état, autorisé par la loi, souffrance au quotidien.

Ladyboy est un roman complexe et dense. N’y cherchez rien de trivial, vous n’en trouverez pas. Perrine Andrieux a su placer sa narration au niveau de la qualité des traductions de son personnage, en y mêlant la pointe crue, presque scatologique, qu’apprécient les lecteurs de romans asiatiques. Le résultat est prodigieux. Sans tomber dans le piège du cliché (et le risque était grand), l’auteure décrit les transformations physiques de son héroïne, les doutes de son héros et la spiritualité d’une Thaïlande hors des guides touristiques avec l’aisance d’une grande écrivaine.

Je suis sortie grandie par la lecture de Ladyboy. Une expérience rare.

Stéphane s’est accoudé au fauteuil en cuir piqué, noir, assise en bambou doré, et je me suis laissée happer par cette vision, obsédée soudain par le noir et or, noir et or, tourbillon de violence, un ciel de campagne au beau milieu de la nuit, la douceur du charbon dont je souligne mes cils, cette forme d’amande, noir et or. J’étais incapable de me contrôler. J’y ai pris plaisir, pourtant, comme à chaque nouvelle crise. J’ai goûté l’excitation. Dans le ventre. Entre mes jambes. Une multitude de papillons noir et or. J’ai perçu l’effervescence de ces situations, la transe, voilà, j’étais hors de moi-même et hors du réel.

=> Quelques mots sur l’auteur Perrine Andrieux

=> Autre avis sur Ladyboy : Ecrire, Lire, Penser

Victor Hugo vient de mourir


Judith PERRIGNON

Victor Hugo vient de mourir

L’Iconoclaste – 2015

 

Qui connait l’histoire du Panthéon à Paris ? Celle de la République encore balbutiante ? Les débuts des syndicats ouvriers, les mouvements anarchistes qui ont tant fait frémir le Ministère de l’Intérieur à la fin du XIX° siècle ?

Avec la narration des quelques jours qui séparent la mort de Victor Hugo le 22 mai 1885 de ses funérailles nationales une semaine plus tard, ce sont ces différents pans de l’histoire de France qu’aborde Judith Perrignon dans Victor Hugo vient de mourir. Elle raconte l’homme politique, le républicain, l’ami des pauvres qui, tous, s’ils ne l’ont pas lu, pleurent sa mort et aimeraient pouvoir assister à ses funérailles.

La plume de Judith Perrignon est admirable. Tout comme dans Et tu n’es pas revenu, biographie co-écrite avec Marceline Loridan-Ivens, ses mots de velours touchent. Selon la volonté de l’auteur, le lecteur devient tour à tour anonyme dans la foule des badauds, anarchiste tenant son drapeau, préfet de police ou mouchard.

Ce roman est d’une grande actualité ; il ne semble pas inutile de rappeler aujourd’hui les luttes et la misère qui ont précédé les acquis sociaux, un peu trop facilement remis en cause par les politiciens du XXI° siècle.

C’est elle, la poésie, qui dirait le mieux les rues fébriles à la mort du poète, cette chose indéfinissable qui engourdit le pays, le dernier souffle d’Hugo comme un vent fort, qui ne faiblit pas, tourne, de jour comme de nuit, d’où vient-il ?

=> Quelques mots sur l’auteur Judith Perrignon

Le festin du lézard

le-festin-du-lezard-794430-250-400Florence HERRLEMANN

Le festin du lézard

Antigone 14 Editions – 2016

 

Imaginez une immense maison bourgeoise de trois étages. Toutes les portes sont fermées à clé. Isabelle erre dans les couloirs, se cache, observe. Elle passe ses journées à tenter de maîtriser la peur que lui inspire sa mère, objet de toute sa haine. Elle livre ses questionnements, ses doutes et ses douleurs à son seul ami, Léo.

Qui est Isabelle, cette jeune femme anéantie ? Qui est sa mère, indifférente et cruelle ? Qui est Léo, qui écoute sans jamais répondre, qui apaise sans jamais caresser ?

Le festin du lézard, premier roman de Florence Herrlemann, est un long monologue amer. Un vomissement continu de haine et de souffrance. Le lecteur ne peut qu’être irrité, dérangé même, par le mélange de violence et de statisme qui se dégage de cet ouvrage. L’écriture de Florence Herrlemann y est pour beaucoup. Dans un langage soutenu ponctué de violence, l’auteur distille au compte-gouttes les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue. Quelques longueurs peut-être, mais le résultat est d’une grande beauté littéraire.

Ressentez-vous la menace, Léo ? Etant donné le bruit épouvantable que font ses pas dans l’escalier, je la sens décidée à venir nous rendre une petite visite. Je sais que je vais avoir peur, d’ailleurs j’ai peur. Je sais que je ne vais rien pouvoir faire. D’ailleurs, je ne suis plus en mesure de bouger.

Je mesure l’horreur qui nous attend.

=> Quelques mots sur l’auteur Florence Herrlemann

Ruth

RuthElizabeth GASKELL

Ruth

Editions Archipoche – 2014

(1° publication anglaise – 1853)

 

Ruth, orpheline, est apprentie chez une couturière renommée dans l’est de l’Angleterre. Son travail la conduit un jour à assister à un bal pour ravauder les robes des danseuses. Parmi les invités, un fils de bonne famille, Henry Bellingham, remarque la beauté de la jeune fille ; il la séduit, l’emmène en voyage et finit par l’abandonner. Ruth a la chance d’être recueillie par un pasteur et sa sœur qui décident de l’aider à expier sa faute.

Prolixe romancière, Elisabeth Gaskell a beaucoup écrit sur l’Angleterre ouvrière. Son roman le plus célèbre, Nord et Sud, en est un emblème. Ruth est différent. Il dresse un portrait implacable d’une société anglaise puritaine. Dans le même temps, il glorifie l’amour véritable et la possibilité de rédemption.

Ruth n’est pas sans rappeler Jane Eyre, sous certains aspects. Charlotte Brontë et Elizabeth Gaskell étaient amies, d’ailleurs. Deux orphelines, deux amours impossibles et deux sacrifices, les héroïnes ont bien des points communs. L’univers d’Elizabeth Gaskell est en revanche plus réaliste que celui de Charlotte Brontë, plus proche de celui de leur contemporain Charles Dickens.

J’ai été éblouie par l’écriture légère de Ruth, qui pourtant traite en profondeur des sujets aussi ennuyeux que le péché, l’hypocrisie, l’humilité et la foi.

– Oh, monsieur ! Je voudrais que vous m’emmeniez à la ferme de Milham, dit-elle en le retenant. Le vieux Thomas m’offrirait un foyer.

– Eh bien, ma chérie, nous en parlerons dans la voiture. Je suis certain que vous reviendrez à la raison. Allons ! si vous voulez aller à Milham, il faut monter en voiture, dit-il d’un ton pressant.

Elle était si peu habituée à s’opposer aux vœux de quiconque, obéissante et docile par nature, trop innocente pour soupçonner quelque conséquence nocive. Elle monta en voiture et partit ainsi pour Londres.

=> Quelques mots sur  l’auteur Elizabeth Gaskell

Dans la chaleur de l’été

dans la chaleur de l'étéVanessa LAFAYE

Dans la chaleur de l’été

Belfond – 2016

 

Floride, 1935. Trois communautés se partagent l’espace dans la petite ville de Heron Key : les blancs, les noirs et les vétérans de la Première Guerre mondiale. Ces derniers, à qui le gouvernement a refusé une prime pourtant promise, se sont installés là pour participer à un immense chantier de construction. Leurs conditions de vie sont déplorables et les autochtones les rejettent. C’est le 4 juillet, jour de la fête nationale, en pleine période de ségrégation et de lynchages. Heron Key ne sait pas encore que dans quelques heures, un des ouragans les plus violents de l’histoire va anéantir la ville.

La description des conditions météorologiques est une véritable prouesse. Le lecteur est littéralement soufflé par le vent, trempé par la pluie, balayé par les vagues. Il n’a qu’une envie, c’est d’hurler aux personnages imprudents de rejoindre au plus vite les abris qui ont fait leur preuve par le passé.

On peut regretter en revanche quelques faiblesses dans l’intrigue. Sur fond historique, c’est une romance qu’a écrit Vanessa Lafaye. Les héros positifs sont désignés dès les premières pages. La survie de certains n’est due qu’à des évènements difficilement crédibles. La psychologie des individus est peu fouillée et ce n’est pas la force du roman.

S’il faut lire Dans la chaleur de l’été, c’est pour les rappels des conditions sociales et technologiques des années 1930. On ferme le livre profondément troublé par une époque qui ne peut pas se glorifier d’humanisme, même pour lutter contre la mort qui ne choisit pas ses victimes.

Merci à l’édition Belfond et à l’opération Masse Critique de Babelio pour m’avoir permis de découvrir ce roman.

=> Quelques mots sur l’auteur Vanessa Lafaye

Mémoires de porc-épic

mémoires de porc-épicAlain MABANCKOU

Mémoires de porc-épic

Editions du Seuil – 2006

 

Si vous ne connaissez pas la vie des porc-épic, c’est le moment de combler vos lacunes. Alain Mabanckou vous fera découvrir une facette peu ordinaire de ces mammifères.

Le porc-épic de Kibandi n’est pas n’importe qui. Il s’agit de son double nuisible. Vous ne savez pas ce qu’est un double nuisible ? Alors de deux choses l’une. Soit vous êtes un blanc et les blancs sont connus pour ne pas prendre au sérieux la vie africaine, soit vous êtes un noir qui a vécu en Europe et là c’est encore pire, car vous avez désappris la vie africaine. Posez donc les livres de blancs et retrouvez l’authenticité de l’Afrique à travers ce conte congolais raconté par un porc-épic à son ami le baobab.

Il est impossible de poser ce livre une fois commencé. D’une part parce qu’Alain Mabanckou a fait la grève des majuscules et des points dans son manuscrit, pour mieux traduire la logorrhée du porc-épic. D’autre part parce que le récit est vivant, haletant, humoristique, d’une grande fraîcheur enfin, surprenante si l’on se rappelle qu’il évoque les meurtres perpétrés par Kibandi de son vivant. Une petite centaine, rien que ça.

Alain Mabanckou a signé avec ce roman un livre d’une grande sensibilité. On en oublie d’être cartésien. La magie devient une évidence. Notre logique de blanc vole en éclat, et c’est avec délice qu’on accepte cette nouvelle règle de jeu.

Mémoires de porc-épic a été couronné du Prix Renaudot 2006.

quand le jour se levait [amédée] s’asseyait au pied d’un arbre, lisait des livres épais écrits en tout petit, pour la plupart des romans, oh tu n’as à coup sûr jamais vu un roman, personne n’est venu peut-être en lire un à ton pied, tu n’auras rien perdu, mon cher Baobab, mais pour simplifier les choses et ne pas te polluer l’esprit, je dirai que les romans sont des livres que les hommes écrivent dans le but de raconter des choses qui ne sont pas vraies, ils prétendent que ça vient de leur imagination, il y en a parmi ces romanciers qui vendraient leur mère ou leur père pour me voler mon destin de porc-épic, ils s’en inspireraient, écriraient une histoire dans laquelle je n’aurais pas toujours le meilleur rôle et passerais pour un anomal aux mauvaises mœurs

=> Quelques mots sur l’auteur Alain Mabanckou

Profession du père

profession du pèreSorj Chalandon

Profession du père

Grasset, 2015

 

Emile a douze ans en avril 1961, au moment du putsch des généraux à Alger. Il est fils unique et habite à Lyon avec ses parents. Sa mère est une femme soumise et travailleuse. Son père est… et bien là est toute la question. En fonction des opportunités, il se présente comme chanteur, footballer, judoka ou pasteur. Mais son métier qu’il aime le plus mettre en avant auprès de son fils en lui imposant le secret le plus absolu, c’est celui d’espion. Et en tant que tel, il a un grand objectif : rétablir l’Algérie française et tuer le Général de Gaulle.

Sorj Chalandon offre dans ce roman un portrait glaçant d’une famille française de l’époque. Pas représentative, espérons-le. Le père, la main leste, règne en maître absolu sur ses proches. Son comportement oscille entre la violence extrême et la folie. L’enfant, terrorisé, tente pourtant tout ce qu’il peut pour plaire à ce papa qu’il admire et qu’il copie. Le couple est replié sur lui-même, sans amis, sans parents. Personne ne soupçonne la détresse du fils, pas même lorsque les murs du collège se couvrent de graffitis glorifiant l’OAS et ses rebelles.

A l’aide de phrases courtes et sans fioritures, Sorj Chalandon nous émeut jusqu’aux larmes. Peu de descriptions, ou alors juste celles qu’il faut pour placer les personnages dans leur contexte. Pourtant, tout y est, décor et ambiance, jusqu’à la poussière sur les meubles défraichis, le crissement de la craie sur le tableau noir, la folie du père et sa pâle imitation par le fils. Sobriété et précision. Rien que pour son style, ce roman est un régal.

Profession du père est le premier roman de Sorj Chalandon que je lis. Il n’est heureusement pas trop tard pour poursuivre ma découverte de son univers littéraire.

 

Un extrait. Le père commente le discours du Général de Gaulle le lendemain du putsch.

Le jour tombait. A chaque phrase du Général, il lui répondait en grondant.

« Leur entreprise ne peut conduire qu’à un désastre national. »

– C’est toi le désastre, connard !

« Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés partout pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire. »

– C’est toi qu’on va réduire ! Tu es mort, mon salaud !

Mon père s’est levé. « Partisans, ambitieux et fanatiques. » Il marchait dans le salon en faisant des gestes brusques. « L’aventure odieuse et stupide des insurgés. » Il se raclait la gorge, remontait son pantalon, claquait ses mules sur le parquet. « Le malheur qui plane sur la patrie. » Il ricanait.

– Non, mais tu l’entends, cette ordure ? Tu l’entends ?

Ma mère hochait la tête. Elle avait le visage des soirs de bulletins scolaires. Lorsque nous attendions mon père, encombrés de mes mauvaises notes.

=> Quelques mots sur l’auteur, Sorj CHALANDON

D. L’affaire Dreyfus revisitée

DRobert HARRIS

D. L’affaire Dreyfus revisitée

Plon, 2014

 

En six mois, voici le deuxième roman que je lis sur l’affaire Dreyfus. Le premier, Lucie Dreyfus – La femme du capitaine (paru aux Editions Textuel, 2015), est un essai écrit par Elisabeth Weissman, dont le personnage central est Lucie, la femme d’Alfred Dreyfus.

D. est un roman basé sur l’affaire qui a secoué la France au tournant du XX° siècle. Pas de sources documentaires, donc. Ayant un souvenir encore très précis de la biographie d’E.Weissman, je retrouve dans le roman de Harris les faits significatifs de l’affaire, à la nuance près qu’il a choisi George Picquart comme narrateur. Le commandant Picquart a joué un rôle mineur dans l’arrestation du capitaine en 1894. Convaincu de sa culpabilité, ce n’est que deux ans plus tard, lorsqu’il découvre par hasard l’identité du véritable traître, qu’il comprend l’erreur formidable dont est victime Dreyfus et qu’il tente de rétablir la vérité.

Avant d’être un livre sur Dreyfus, D. est un livre sur un scandale d’Etat, sur l’antisémitisme et la succession des mensonges dont a été coupable l’état major de l’armée, au point de maintenir prisonnier à l’Ile du Diable un innocent, innocenter un coupable et accuser de mensonges et de félonie un commandant honnête, dont le seul crime a été de vouloir mettre en lumière les faits inouïs qui ont conduit Alfred Dreyfus en détention dans des conditions dignes du Moyen-Age.

Oubliez Dreyfus et placez l’histoire dans une république balbutiante où l’armée, toute puissante, peut commettre des exactions indignes, en toute impunité. Voilà les ingrédients d’un livre d’espionnage rassemblés. C’est le défi que s’est lancé Robert Harris. Le résultat est très bon. Roman en deux parties au rythme dynamique, dans lequel Picquart apparait comme un militaire avant tout, antidreyfusard incontestable, puis peu à peu guidé par sa conscience, indépendamment de son idéologie, au risque de se perdre lui-même. Sans connaître l’histoire de France, le lecteur pourrait dévorer les six-cents pages du roman en méditant sur notre chance extraordinaire : notre pays est une démocratie depuis si longtemps qu’une telle succession d’erreurs et de lâchetés ne peut pas s’y produire aujourd’hui. Robert Harris a-t-il voulu lancer un avertissement aux démocraties, pour rappeler leur fragilité ?

=> Quelques mots sur l’auteur Robert Harris

Popcorn Melody

Popcorn_MelodyEmilie de TURCKHEIM

Popcorn Melody

Editions Héloïse d’Ormesson, 2015

 

Emilie de Turckheim embarque le lecteur dans l’Ouest américain, dans l’Arizona ou ailleurs, en tout cas dans une région désertique, poussiéreuse, terre d’Indiens, où l’appellation régionale locale, le Pierrier, prend tout son sens. Une usine de fabrication de popcorns a investi les lieux et fait vivre l’essentiel des habitants des alentours. La vie tourne au ralenti, immuable. La superette du coin, baptisée Le Bonheur, ne vend que des articles essentiels et surtout pas de popcorns. Petite résistance de son propriétaire, Tom, dont le visage poupin de ses neuf ans est figé à jamais sur l’emballage des friandises.

Ainsi va la vie. Tom est probablement le seul natif du village à être allé à l’université, grâce à ses parents qui se sont saignés pour lui. Chaque passage de client lui inspire des haïkus qu’il écrit sur les pages des annuaires téléphoniques. Il accumule les bottins gribouillés dans le magasin.

Il y a beaucoup à dire sur ce roman étrange. J’ai été attirée par la quatrième de couverture qui condamne la société de consommation. Comme elle est à peine évoquée à la fin du premier tiers du livre, j’ai été vite déstabilisée. Les sujets du roman sont multiples, en fait, et l’auteur prend du coup le risque de ne rien traiter à fond.

Un livre sur la société de consommation ? Oui, mais même Tom, le seul qui n’est pas aspiré par cette spirale infernale mais dont la déchéance est annoncée, s’en sort de manière miraculeuse ; on peut douter de la morale de l’histoire, du coup.

Un roman sur l’écriture ? Tom écrit des haïkus. Il y a des adeptes de la poésie japonaise, je n’y suis malheureusement pas sensible. Beaux ou pas, les vers apportent un éclat de brillance au roman. Mais que dire de la digression sur le monde des agents littéraires ? Pour ma part, je l’ai trouvée inutile.

Une dénonciation de l’exploitation des plus pauvres par les plus riches ? Si oui, quelle est la morale ? Le sujet est tellement noyé dans les autres thématiques qu’il en ressort banalisé.

Finalement, un seul thème émerge, réaliste et poétique, mais pour en profiter pleinement, il m’a fallu d’abord faire le deuil de tous les autres : c’est celui de l’immuabilité du désert et de ses habitants. Emilie de Turckheim a su créer un langage pauvre en vocabulaire mais riche en couleurs. Elle a inventé une multitude de mots pour évoquer le désert, la poussière, les cailloux et la sécheresse, lot permanent des habitants. Dialogues familiers, presque grossiers, encadrés par une narration au style plus soutenu, lent comme le soleil qui développe sa course chaque jour au-dessus des habitants du Pierrier. Le temps s’est arrêté.

C’est le premier roman que je lis de cette jeune auteure prometteuse. Déjà couronnée par plusieurs prix littéraires (Prix littéraire de la vocation 2009, Prix Roger Nimier 2014), son talent narrateur est incontestable. Mais d’autres auteurs ont récemment décrit le Far West d’une plume qui m’a plus convaincue, à commencer par Céline Minard dans Faillir être flingué (Rivages, 2013). Cette autre Amérique, loin du rêve américain, attire toujours autant le lecteur avide d’authenticité.

=> Quelques mots sur l’auteur Emilie de Turckheim