Disparaître

Lionel Duroy

Disparaître

Mialet-Barrault Editeurs – 2022

Il a soixante-dix ans. Il est épuisé par la vie. Il imagine sa mort et souhaite la vivre dans la solitude, aux antipodes des siens. Voici le point de départ du dernier ouvrage de Lionel Duroy, plus vaillant et sportif que jamais. Un livre en deux parties : un repas d’adieu autour de ses quatre enfants et le journal de son périple en vélo, du Ventoux où il habite jusqu’à Stalingrad – Lionel Duroy vit dans ses souvenirs, tant familiaux que littéraires ou historiques.

Quel immense conteur… Rien que l’immersion dans son intimité, en première partie, laisse pantois. L’auteur y met tout ce qui le rend détestable aux yeux de sa famille, toutes les déchirures que son obstination à l’autofiction induit, de livre en livre. Tout l’amour, aussi, qu’il porte à ses enfants qui le lui rendent, un peu malgré eux. L’homme meurtri par la vie a toujours justifié ses écrits par leur action salvatrice, on le sait bien. Dans Disparaître, il affronte directement ses personnages. Le récit est tellement réussi que la violation, fictive ou réelle de l’intimité familiale, est glaçante de réalisme.

Dans la deuxième partie de son roman, Lionel Duroy s’éloigne des souvenirs familiaux pour nous offrir son périple en vélo, plus de 3000 kilomètres à travers l’Europe retranscrits sur ses cahiers de notes, quasiment en direct sous nos yeux. On retrouve le talent du narrateur d’Echapper qui sait transmettre l’amour de la littérature et la curiosité insatiable qui l’anime. Peu à peu, ce ne sont plus les kilomètres de bitume ou de terre qui défilent sous les roues de son Singer, ce sont les pages des romanciers oubliés, des pans entiers de l’histoire, ceux qui ont forgé l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. Et Lionel Duroy de suivre la trace de ces romanciers, de nous entraîner à sa suite, dans des envolées narratives irrésistibles. Avec Lionel Duroy, c’est bien de voyage qu’il s’agit. Et de quel voyage…

Deux mois après la parution de Disparaître, la nouvelle de la mort de Duroy ne nous est pas encore parvenue. Il poursuit peut-être sa route en vélo ou il a trouvé une bicoque à son goût au bord du Danube et s’y est installé. Une chose est certaine, il a déniché de nouvelles perles rares au fond d’une librairie ou d’un marché aux puces. Quel que soit le lieu où il se trouve présentement, j’ose espérer qu’il y puise son inspiration pour un prochain ouvrage. Car Duroy le conteur ne peut pas disparaître. Il est éternel.

Quelques mots sur l’auteur Lionel Duroy

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Les enfants de la Volga

Gouzel Iakhina

Traductrice : Maud Mabillard

Les enfants de la Volga

Les éditions Noir sur Blanc – 2021

Qu’il est difficile de chroniquer, en ce moment, de la littérature russe ! Mais quelle erreur ce serait de ne pas lire Les Enfants de la Volga de Gouzel Iakhina, tandis que le gouvernement russe s’efforce de réécrire l’histoire, de l’embellir, d’effacer les traces de la honte ! La littérature n’est-elle pas une des meilleures préventions contre l’oubli ?

Part peu connue de l’histoire germano-soviétique, une communauté d’Allemands s’est installée au XVIII° siècle, sous le règne de Catherine II, le long de la Volga. Peu d’entre ses descendants est retournée en Allemagne. Vers 1920, ils sont plus de cinq cent mille à vivre dans des villages purement germaniques. Staline les annihilera tous. Famine, mise à mort, déportation, leurs habitants ne survivront pas aux années de terreur.

Gouzel Iakhina place son histoire dans un de ces villages, Gnadenthal. Ses citoyens ne parlent que l’allemand. Leur maître d’école, Jacob Bach, enseigne Goethe et Schiller aux enfants, préférentiellement à toute autre chose. Tout y a sa place, tout semble immuable, dans ce petit village. Un jour, Bach est appelé sur l’autre rive de la Volga pour donner des cours particuliers à une jeune fille qui n’a jamais quitté la ferme paternelle. Sa vie bascule alors dans un conte, que Grimm lui-même aurait pu écrire.

Gouzel Iakhina a choisi de raconter la collectivisation des terres, les kolkhoses, la propagande, les grandes famines et les purges staliniennes à travers le prisme de l’innocence. Jacob Bach découvre le socialisme à l’occasion de ses incursions dans Gnadenthal, sans jamais le comprendre. Il en observe les effets sur les eaux gelées du fleuve. Conteur compulsif, il baptise les années qui passent en fonction de ses observations. Année de la Folie, année des Veaux Non nés, année de la Faim, année des Enfants Morts… Il contribue au système, même, sans le savoir, lorsque le chef local du parti lui commande des contes dont il va s’inspirer pour éduquer la population.

Tout est grâcieux dans ce livre, de l’idylle naissante entre Bach et Klara jusqu’à la description de la violente réalité historique. Même la mort en couche de la jeune femme est nimbée d’une poésie folle. Le charme ne se rompt jamais. Aussi fantasque et magique que la vie hors du temps de Bach, la Volga charrie les drames successifs au rythme immuable des saisons. Le lecteur, bien qu’ensorcelé comme Bach par la beauté du paysage, n’est jamais dupe. Gouzel Iakhina lui donne d’ailleurs un petit coup de pouce (le seul point regrettable du livre), avec quelques chapitres centrés sur Staline et son délire de la persécution.

Les enfants de la Volga est le deuxième livre de Gouzel Iakhina publié en français. Les répressions staliniennes sont au cœur de ses écrits. Son premier roman, Zouleïka ouvre les yeux, a été multiprimé.

=> Quelques mots sur l’autrice, Gouzel Iakhina

Au printemps des monstres

 Philippe Jaenada

Au printemps des monstres

Editions Julliard, 2021

L’affaire Lucien Léger, tout le monde la connait (enfin bon, moi je ne la connaissais pas, mais je ne m’intéresse pas aux faits divers, alors je ne compte pas). Pour faire simple (mais avec Philippe Jaenada, rien n’est jamais simple), un petit garçon, Luc Taron, est retrouvé assassiné dans un bois de la région parisienne, au printemps 1964. Dès le lendemain et pendant quarante jours, un homme enverra des dizaines de lettres anonymes sordides au sujet du meurtre. Il commet la bêtise qui permettra à la police de le retrouver, il avouera, il sera condamné à perpétuité. Il reviendra sur ses aveux pendant son procès, tentera de le faire réviser tout au long de son incarcération qui durera quarante ans. L’histoire d’un meurtrier fou, affabulateur, immonde.

Fin de l’histoire ? Non, bien sûr. Lorsque Philippe Jaenada s’empare d’un fait divers, c’est pour détricoter les évidences, fouiller dans le passé des protagonistes, creuser là où la justice n’a pas jugé nécessaire de mettre le nez. Ainsi a-t-il fait dans ses romans précédents (Sulak, Julliard 2013, La Petite Femelle, Julliard 2016, La Serpe, Julliard 2017), ainsi poursuit-il dans Au printemps des monstres, ainsi poursuivra-t-il longtemps, je l’espère, tant il excelle dans ce type de narration.

Car ce roman est brillant et le style goguenard de Philippe Jaenada, mi-parlé mi-soutenu, y est pour quelque chose. L’auteur exprime l’indicible avec sarcasme (j’ai ri aux larmes, non-stop ou presque pendant les 200 premières pages, à saouler les membres de ma famille à force de leur lire des extraits, pourtant que leur contenu est douloureux, sordide, atroce !), puis bascule dans le sérieux, il affirme, il ne joue plus, il lance l’inspecteur Jaenada aux trousses des fantômes du passé. Cinquante-six ans après les faits, tous les protagonistes sont morts, sauf la mère de Luc. Il les ressuscite, dénonce les ordures (il n’y en a pas qu’une) et dore le blason de ceux qui le méritent (très peu), suggère d’autres dimensions au meurtre de P’tit Luc. Chaque personnage est un héros à lui tout seul. Les secrets honteux se multiplient. La grande histoire rejoint la petite. Le justicier Jaenada transforme un fait divers glauque au coupable incontesté en un roman de société aux contours bien tracés (1930-1970 plus ou moins, je tente de ne pas trop spoiler). Il se révolte tant contre les manquements de la justice que moi, l’hypersensible, j’ai vibré, vomi et pleuré pendant ma lecture comme j’imagine qu’il l’a fait dans les salles d’archives où il passé des milliers de documents au peigne fin durant les quatre années qu’a duré son enquête minutieuse.

Un roman brillant, je vous dis. Comme à son habitude, Philippe Jaenada y insère quelques anecdotes personnelles. Il y mêle certains personnages de ses livres précédents, arrive même à faire le lien avec Patrick Modiano et ses écrits. Certes, il brode, il imagine, il suppose. Sa base est solide, mais les liens de cause à effet qu’il suggère invérifiables.

Luc Taron, onze ans pour l’éternité. Le petit garçon a passé ses dernières heures en compagnie d’un assassin au visage et au mobile plus que flous. Lui seul aurait pu pointer son meurtrier du doigt pour aider Philippe Jaenada à couper les innombrables tentacules de cette histoire. Pauvre innocent, jouet de la perversion, peut-être aussi d’enjeux dépassant largement son vocabulaire. Nous ne saurons jamais.

=> Quelques mots sur l’auteur Philippe Jaenada

De si braves garçons

Patrick Modiano

De si braves garçons

Editions Gallimard, 1982

Banlieue parisienne, entre 1956 et 1960. Patrick Modiano est interne dans un collège huppé de la banlieue parisienne. L’allée, le Château, les grandes pelouses, les réfectoires, la Cour de la confédération. Rien que les appellations éveillent la nostalgie. Pour figer l’ambiance, il fallait la magie de Modiano. Succès assuré.

Oui, mais pour moi, ce livre est loin d’une simple distraction littéraire. Le collège de Valvert, c’est le bâtiment fermé au public que j’ai toujours connu. Il s’agit du domaine du Montcel, au centre de Jouy en Josas dans les Yvelines. Modiano ne nomme pas le village. Il a rebaptisé certains noms, mais il est impossible à une native de là de ne pas reconnaître la rue du Docteur Kurzenne dans la rue du Docteur-Dordaine. De ne pas reconnaître la salle des fêtes de mon mariage, dans le cinéma aux portes marron à hublots. De même, l’avenue bordée de tilleuls qui monte vers la rue du Docteur-Dordaine est celle où j’ai réussi à m’arrêter sans trop savoir comment, après avoir dévalé quatre marches avec la voiture de mon frère, le lendemain de l’obtention de mon permis de conduire.

Jouy en Josas, la ville d’Oberkampf, inventeur d’une technique d’impression sur toile au début du XIXe siècle, dite « toile de Jouy ». Une petite ville tranquille où coule la Bièvre, que Modiano cite souvent dans son récit. A l’époque de l’écrivain, elle ruisselait en cascade. Aujourd’hui, je ne saurais dire. Elle est en partie souterraine et ne réjouit plus le regard que dans un jardin public, sur une longueur de quelques centaines de mètres tout au plus.

De si braves garçons plante le décor, du moins son point de départ, au collège de Valvert où Modiano a séjourné. Le livre se lit comme une succession de portraits d’adolescents et leurs alter egos adultes. Portrait de la haute société parisienne, habitants de Neuilly, Bougival, Passy, Trocadéro. Qu’ont-ils donc de plus que ceux du Fond de l’Etang que Gérard Juniot tente de faire chanter, ces jeunes garçons de Valvert ? A lire le roman de Patrick Modiano, rien qu’un porte-monnaie garni. Les adolescents dont il relate l’histoire sont tout autant délaissés et malaimés que leurs équivalents des classes moins favorisées. Les adultes que forgent l’école et l’abandon parental, pour beaucoup d’entre eux, sont oisifs, drogués ou sans repères. Ils étaient de si braves garçons, pourtant. Les liens qu’ils ont créés entre eux sont éternels. Leurs espiègleries innombrables. Leurs souvenirs vivaces. Lorsqu’au hasard des rencontres, ils se retrouvent adultes, la nostalgie reprend le dessus et fait oublier quelque temps le dur quotidien de la jeunesse dorée.

Patrick Modiano n’a pas aimé ses années passées au collège du Montcel, le fait est connu. Il en a même été renvoyé. Dans son récit Un pedigree (Gallimard, 2006), il se livre davantage que dans De si braves garçons : « A l’école du Montcel se trouvaient des enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus. Je me souviens d’un Brésilien qui fut pendant longtemps mon voisin de dortoir, sans nouvelles de ses parents depuis deux ans, comme s’ils l’avaient mis à la consigne d’une gare oubliée ».

De nombreuses autres personnalités d’aujourd’hui ont séjourné au Montcel. Parmi elles, Michel Sardou, Patrice Balkany, Jean-Michel Ribes. Une école prestigieuse ? Un refuge ? Un modèle d’éducation rigoriste ? Je vous laisse juger dans quelle mesure un passage par ce lieu a pu influer sur le devenir adulte des jeunes garçons.

Pour en savoir plus sur le séjour de Patrick Modiano au Montcel : https://www.jouyenvironnementpatrimoine.fr/patrimoine-1/patrick-modiano-%C3%A0-jouy/l-adolescence-l-ecole-du-montcel/

=> Quelques mots sur l’auteur, Patrick Modiano

Ce qu’il faut de nuit

Laurent Petitmangin

Ce qu’il faut de nuit

La Manufacture des livres – 2020

Voici un roman de la dernière rentrée littéraire, lu suite à divers retours sur les réseaux sociaux. Ce qui m’a marquée dans ces retours, c’est leur unanime encensement de l’œuvre (assez rare) et le besoin qu’ont eu tous les chroniqueurs de spoiler la fin du récit, comme si le cœur du sujet, la divergence de valeurs entre le père et le fils, ne suffisait pas pour l’évoquer.

Pourtant, c’est la souffrance du père, militant socialiste, vis-à-vis de son fils aîné, militant d’extrême droite, qu’évoque Laurent Petitmangin, dans le contexte tragique d’une mère partie trop tôt. Est-il possible de concilier amour et valeurs, dans cette famille où le silence semble préféré à tout débat, perçu d’avance comme stérile ?

Ce long monologue du père, marqué par une nostalgie digne de Modiano dans les premières pages, est touchant par sa sobriété. Le lecteur est invité sans manières aucunes dans la petite maison familiale de Lorraine, sur la tombe de la mère, sur les gradins du terrain de foot, en toute simplicité, comme pour l’apéro du vendredi soir. Il devient le témoin des soucis quotidiens comme des problèmes plus graves qu’aucun des protagonistes n’a envie d’aborder frontalement.

L’écriture est belle, fluide, adaptée à son sujet. Quelques références d’actualité m’ont dérangée en revanche, d’une part parce que le thème, intemporel, ne les rend pas nécessaire, d’autre part, parce que tant la tonalité que le décor du récit, d’une vibrante nostalgie, m’ont renvoyée aux combats d’une autre époque que celle dans laquelle Laurent Petitmangin les place. Mais j’ai rapidement balayé mon sentiment d’anachronisme. Ce premier roman est beau et les personnages touchants. Ce qu’il faut de nuit est une belle promesse pour l’avenir littéraire de l’auteur.

Ca avait commencé avec trop de magasins de kebabs à Villerupt, à se demander où on habitait. Qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire ? Ils ne prenaient la place de personne, juste de merceries ou de marchands de tricots chez qui ils n’avaient jamais mis les pieds. Est-ce qu’ils préféraient des vitrines pétées, blanchies à la peinture ? Ces kebabs, c’était signe qu’il y avait encore des gars qui mangeaient dans le coin. Ca attire une drôle de faune, qu’il avait dit l’autre, et puis ils sont moches, pas un pour racheter l’autre, des posters de mosquée, des tables crasseuses sous des néons de merde. Ouais, peut-être. Des gens du coin. Des gens comme toi et moi. Qui se paieraient bien quelque chose d’autre, mais qui n’ont pas trop le choix.

Quelques mots sur l’auteur Laurent Petitmangin

Antigone

Henry Bauchau

Antigone

Acte Sud – 1997

 

Parfois, nous faisons des découvertes littéraires qui se transforment en révélations. Pour moi, Antigone en est une.

Tout le monde connait la légende d’Antigone. La tragédie de la descendance d’Œdipe et Jocaste racontée par Sophocle ou Anouilh n’a rien à envier aux romans noirs d’aujourd’hui. Plus macabre, ce serait vraiment grotesque. Plus théâtral, difficile d’imaginer. Chez Henry Bauchau, la légende prend une autre dimension, encore plus profonde, encore plus lugubre. L’intégration des personnages dans un roman permet à l’écrivain belge de les étoffer davantage, de planter les décors, sobrement certes, mais solidement taillés dans la pierre et le bois plutôt que dans le carton-pâte. La légende est sublimée. Et, idée merveilleuse tellement le résultat est réussi, Henry Bauchau ne se contente pas de mettre en mots la mort violente des héros ; il remonte le fil de l’histoire jusqu’à Athènes peu après la disparition d’Œdipe. Il imagine le retour d’Antigone à Thèbes, sa reprise de contact avec les siens après dix ans d’errance et ses vaines tentatives pour stopper la guerre fratricide. La jeune thébaine, drapée dans sa souffrance et la rébellion, égérie en échec, est majestueuse. Placée par les siens sur un piédestal, idolâtrée mais inutile, l’Antigone de Bauchau sert autant la progression inexorable du destin que l’Antigone des premiers écrivains qu’elle a inspirés.

Pourquoi est-ce que tous : Œdipe, Clios, Etéocle, Ismène et moi-même nous te laissons déranger nos existences, troubler nos désirs, nos folles ambitions et notre goût effréné pour la vie ? Oui, pourquoi t’aimons-nous tellement, je ne m’étais jamais posé cette question, mais ta présence, ton silence m’interrogent ? Nous t’aimons à cause de ta beauté, qui n’est pas celle de Jocaste ni d’Ismène, mais, plus cachée, plus attirante, celle des grandes illusions célestes. Et tu n’es pas seulement belle, ma sœur, tu es encore si étonnamment folle, tu fais si bien croire à ta folie, tu la fais si bien vivre autour de toi.

Que c’est beau ! Du théâtre classique, Bauchau n’utilise pas les codes, seulement l’esprit. Pas d’unité de lieu, de temps ou d’action. Pas de chœur. Et pourtant… Ce roman se lit comme une pièce de théâtre classique. Il n’est pas autre chose, il ne peut pas être lu autrement. Les mots choisis, le ton adopté, l’histoire évidemment. C’est Antigone qui raconte. Elle se tord dans son désespoir. Elle souffre avec les pauvres qu’elle soulage, avec ses frères qu’elle n’arrive pas à raisonner, avec sa sœur qui l’aime et la déteste en même temps. En toile de fond de sa narration, tel le chœur du théâtre antique, quelques personnages secondaires relatent des événements du passé. Ainsi d’Hémon qui raconte la première bataille entre les troupes d’Etéocle et de Polynice, ou d’Ismène qui inspire les doigts sculpteurs de sa sœur en décrivant l’amour de Jocaste pour ses fils. Le texte est puissant, par sa richesse et sa sobriété soigneusement choisies.

Je suis hors de moi. Quelque chose dit même : Enfin, hors de moi ! Il ne faut plus courir, marcher pour ne pas être hors d’haleine. Marcher vite, je ne pourrais pas faire autrement mais ne plus courir, ne pas m’affoler. Je ne suis pas folle, à Thèbes ce sont les hommes qui sont fous et le sage Créon, Créon le temporisateur plus que tous les autres. Nous, les femmes, accepter de laisser pourrir le corps de notre frère abandonné aux bêtes et gardé par des soldats ! Jamais !

Les caractères sont entiers. Les décisions catégoriques. Les gestes amples. Les pensées grandioses. Pas de demi mesures. Antigone est caricaturale comme peut l’être le personnage d’une pièce de théâtre. Ses propos sont clamés, comme sur scène. La magnificence du texte est indescriptible.

Oui, c’est ce que tu veux, tu tombes, tu retombes et pourtant tu allumes cette nouvelle flamme qui t’attire irrésistiblement. La musique à l’intérieur de ton oreille ne s’interrompt pas mais il y a une autre voix, celle de Jocaste qui te dit : Dépose ton fardeau. Tu peux.

Thèbes va tomber. Etéocle et Polynice vont s’entre-déchirer. Créon va vaincre, Antigone va mourir. Le lecteur connait la fin du roman avant de l’avoir commencé. Ici, impossible de spoiler. Le plaisir est dans les mots choisis par Henry Bauchau et l’atmosphère théâtrale qu’ils dégagent.

=> Quelques mots sur l’auteur Henry Bauchau

2666

Roberto Bolaño

Traducteur : Robert Amutio

2666

Christian Bourgois Editeur – 2008

 

Je ne savais pas à quoi m’attendre en attaquant ce pavé. Le seul indice de qualité dont je disposais, moi qui ne connaissais ni l’auteur ni son œuvre, était que l’amie qui me l’a mis entre les mains, lectrice parmi les plus aguerries, m’a harcelée jusqu’à ce que je l’attaque enfin. « Ça y est, tu l’as commencé ? ». Eh bien, oui. Non seulement je l’ai commencé, mais j’ai dévoré les 1357 pages écrites en petits caractères, allant même jusqu’à ralentir ma lecture vers sa fin pour ne pas atteindre trop vite le mot final. Quelle œuvre magistrale !

Le roman est écrit en cinq parties distinctes. Il a comme fil conducteur les viols de femmes couplés d’assassinat, non élucidés, de Ciudad Juarez (ou son avatar de fiction, Santa Teresa), ville mexicaine frontalière des Etats-Unis, point de passage des clandestins et de la drogue vers les Etats-Unis. Bien entendu, limiter la structuration du roman et l’intrigue à l’énonciation de ce fait divers atroce serait une réduction idiote et avilissante. Ce livre est en réalité bien plus qu’un roman. C’est une ovation à la littérature internationale  d’une telle maîtrise stylistique que malgré la traduction, sa puissance est colossale.

Le roman débute par la quête de quatre universitaires européens, spécialistes de littérature allemande et, plus particulièrement, admirateurs de Benno von Archimboldi. L’écrivain (allemand, malgré son nom) est octogénaire, nobélisable, avare de son intimité et fuit toute expression publique. La deuxième partie reprend un personnage secondaire de la première, un universitaire espagnol résidant à Santa Teresa au Mexique. Subtilement, Roberto Bolaño amène le lecteur vers les assassinats, auxquels il consacre pleinement ses troisième et quatrième parties, sous deux angles de vue différents. Volontairement, je n’évoque pas le sujet de la cinquième partie. Il faut bien laisser le lecteur se faire happer par l’histoire comme je l’ai été moi-même !

Même ainsi, la description de 2666 est loin d’être complète. Le style d’écriture, bien qu’il garde tout le long du récit un côté sobre et concis qu’il n’abandonnera jamais, est adapté à chaque atmosphère. La première partie est européenne et universitaire, rythmée par l’agenda des congrès de littérature germanique. Les clins d’œil à la littérature allemande y sont légion. Bien que Chilien d’origine, Roberto Bolaño maîtrise les écrits de Stephan Zweig, Thoman Mann et autres grands auteurs allemands, c’est incontestable. La deuxième partie, espagnole, a des envolées dignes de Cervantes. Le troisième volet est évidemment nord-américain ; le quatrième, sud-américain. Enfin, le cinquième (et je ne l’évoque que pour donner envie aux lecteurs d’entamer ce monument littéraire) baigne dans l’atmosphère soviétique ponctuée de relents que Dracula approuverait sans doute. On ne quitte un volet du livre que pour plonger avec plus de force dans le suivant, ballotté par la puissance des mots au service absolu de la fiction. Et ça fonctionne !

J’évoquais le style sobre… Cet épithète est loin de se suffire à lui-même, tellement il offre de possibilités. Et l’auteur les exploite sans compter. Selon son angle d’attaque, le ressenti du lecteur varie entre humour, horreur, poésie et j’en passe.

Un exemple dans la première partie :

La première conversation téléphonique, celle que lança Pelletier, démarra laborieusement, même si Espinoza attendait cet appel, comme si tous deux avaient eu du mal à se dire ce que tôt ou tard ils devaient se dire. Les premières vingt minutes eurent un ton tragique, le terme de destin fut employé dix fois et celui d’amitié vingt-quatre. Le nom de Liz Norton fut prononcé cinquante-neuf fois, dont neuf pour rien. Le nom de Paris fut avancé en sept occasions, Madrid, en huit. Le mot amour fut prononcé deux fois, une fois par chacun d’eux. Horreur fut prononcé en six occasions et bonheur une fois (c’est Espinoza qui l’employa).

Un extrait dans la deuxième partie :

Ce soir-là, tandis que sa fille dormait et après avoir écouté le dernier bulletin d’informations sur la radio la plus populaire de Santa Teresa, La voix de la frontière, Amalfitano […] se dirigea vers la partie arrière du jardin. […] Le livre de Diente était toujours suspendu à côté du linge que Rosa avait lavé ce jour-là, du linge qu’on aurait dit fait en ciment ou d’un matériau très lourd car il ne bougeait absolument pas alors que la brise, qui arrivait par rafales, balançait le livre d’un côté à l’autre, comme si elle le berçait à contrecœur, ou comme si elle cherchait à le tirer des pinces qui le maintenaient à la corde à linge.

Enfin, un dernier exemple issu de la quatrième partie :

En juillet on trouva le cadavre d’une femme à environ cinq-cents mètres de l’accotement de la route de Cananea. La victime était nue et d’après Juan de Dios Martinez, qui prit en charge l’affaire, jusqu’à ce qu’il soit remplacé par l’inspecteur Lino Rivera, l’assassinat s’était produit sur les lieux mêmes, car dans la main fermée de la victime on trouva du zacate, la seule plante à pousser de cette zone. D’après le médecin légiste, la mort était due à un traumatisme cranio-cérébral ou à trois blessures faites avec un objet pointu et tranchant dans le thorax, mais l’état de putréfaction du cadavre ne permettait pas de donner une réponse définitive sans examens pathologiques ultérieurs.

Les viols meurtriers non élucidés de Ciudad Juarez, décrits avec moult détails glaçants, sont au cœur de ce roman. Le ton de Roberto Bolaño n’est pas voyeur. Il n’est pas accusateur non plus. Il est simplement factuel et en cela, il dénonce l’inaction policière bien plus efficacement qu’un doigt pointé. Et plus encore : à toutes ces victimes qui n’ont pas été vengées, dont parfois l’identité n’a même pas pu être retrouvée, l’écrivain redonne une âme. On les sent flotter au-dessus du roman, les âmes en colère. Elles agacent le lecteur, elles l’empêchent de refermer le livre avant de l’avoir lu jusqu’à la dernière page. Car refermer 2666 en cours de lecture signifierait renvoyer ces femmes à l’indifférence de la société.

Ouest France a publié un article en février 2016, soit huit ans après la parution de ce roman, avec le titre « Ciudad Juarez, capitale mondiale du crime ». D’après l’article, en 2010, la ville aurait enregistré dix homicides par jour et plusieurs dizaines d’enlèvements par mois. Entre 1993 et 2003, plus de 400 femmes ont été enlevées, torturées et violées. La justice a mis dix ans à se saisir de l’affaire et, aujourd’hui, ces meurtres ne sont toujours pas élucidés.

Roberto Bolaño, tel un chef d’orchestre de premier ordre, donne le ton. Le phrasé est précis, lent ou rapide selon la volonté de son créateur. Le lecteur ne peut que savourer comme du petit lait les modulations rythmiques, malgré la répulsion qu’il ressent à certains passages. J’ai lu quelques extraits à mes proches et me suis rendu compte de la subtile complexité linguistique qui m’obligeait à accélérer ou ralentir ma récitation à des moments charnières imposés par l’auteur, toujours justes, toujours percutants. Le rythme est d’une rare maîtrise et c’est exquis.

Et ce qui est incroyable, c’est que malgré ma chronique déjà longue, je ne vous ai rien dit… J’espère vous avoir donné envie de découvrir ce chef d’œuvre, roman posthume de Roberto Bolaño. Ce qui est certain, en ce qui me concerne, c’est que je vais remonter le temps et lire d’autres ouvrages de l’auteur, dont plusieurs annoncent l’écriture de 2666.

=> Quelques mots sur l’auteur Roberto Bolaño

Parution de L’âme sœur en Hongrie / Testvérlélek megjelenése Magyarorszàgon

Le 27 avril a eu lieu le lancement officiel de Testvérlélek, la traduction de L’âme sœur en hongrois. Un bilan de cette aventure s’impose.

Il faut connaître notre arbre généalogique pour comprendre ce que signifie la parution d’un nouvel auteur « Karinthi » ou « Karinthy » en Hongrie. Même moi, je ne suis pas en mesure d’apprécier à sa juste valeur tout ce que représente ce nom pour les lecteurs hongrois.

Voici donc notre arbre généalogique, issu du livre Ördöggörcs, voyage en Karinthy, écrit par mon oncle Màrton Karinthy. Pour plus de lisibilité, j’ai coloré en rouge le nom de nos aïeux communs à tous et en bleu le nom des célébrités littéraires de la famille, ainsi que les liens familiaux qui mènent à elles.

On trouve ainsi, par ordre de naissance et en respectant les orthographes des noms de naissance :

  • Frigyes Karinthy (1887-1938) : écrivain, dramaturge, poète, humoriste
  • Gàbor Karinthy (1914-1974) : poète
  • Ferenc Karinthy (1921-1992) : écrivain, dramaturge
  • Judith – née Gyimesi et adoptée Karinthy (1942-) : interprète, traductrice
  • Màrton Karinthy (1949-) : dramaturge, écrivain
  • Agnès Karinthi (1969-) : écrivain

Vous comprendrez donc qu’en Hongrie, posséder ce nom est un héritage important ; écrire dans ce même contexte est un évènement encore plus important. Et bien entendu, s’insérer dans l’héritage littéraire de cette famille n’est pas une chose aisée.

Mon aventure hongroise a bien entendu commencé en France, grâce à la parution de mes deux romans, Quatorze appartements paru chez ELP Editeur et chez L’Astre Bleu Editions, puis L’âme sœur paru chez L’Astre Bleu Editions. Lorsque la question de la traduction hongroise s’est posée, ma mère s’est évidemment proposée pour la faire et a choisi de s’atteler à L’âme sœur en premier. Mon oncle Màrton Karinthy a alors fait le lien avec son propre éditeur, Kossuth Kiado. Les choses ont suivi le cours classique du monde de l’édition, dans les mois qui ont suivi.

Le lancement du livre était prévu pour le samedi 27 avril. Je suis arrivée à Budapest le 22 avril, et j’ai rencontré l’éditeur dès le lendemain. J’ai en fait rencontré deux personnes : Jozsef Körössi, directeur de Noràn Kiado (branche littérature blanche de Kossuth Kiado) et Andràs Kocsis, le grand patron de la maison mère, accessoirement un sculpteur de grand talent http://www.kocsisandras.hu/. Tour de la maison, échange avec les deux protagonistes et prise en main du livre… Le tout s’est passé rapidement, mais quelle émotion, déjà ! Au passage, un rendez-vous pris avec une journaliste culturelle. Première interview programmée en hongrois, voilà de quoi faire monter la pression…

Il faut savoir que je parle hongrois, certes. Mais de là à savoir expliquer mes goûts littéraires, à me placer dans l’univers littéraire familial pour me démarquer de ces ancêtres sympathiques mais encombrants quand-même, c’est une autre affaire ! Avant le lancement officiel du livre, j’ai donc sérieusement travaillé le sujet. Ça aide d’avoir une traductrice à portée de main ! L’antisèche que j’ai écrite pour l’occasion m’a bien servi, merci maman !

La tension est gentiment montée tout au long de la semaine. La mienne, bien sûr, mais aussi celle de ma mère et de mon oncle, prévus à mes côtés au débat organisé à l’occasion du 26° Budapesti Nemzetközi Könyvfesztivàl, le 26° Salon du livre de Budapest. Quelques exemples ?

Ma mère : « Ce débat n’a pas beaucoup d’importance. Il n’y aura personne, de toute façon. » (en fait, salle comble et un intérêt réel de tout l’auditoire, composé en partie avec nombre de ses connaissances)

Mon oncle : cent-cinquante conseils à la seconde, dans le genre « Si on te demande ceci, tu dois répondre cela. » Comme si je n’avais jamais présenté le roman et comme si je n’avais pas idées sur qui je suis, au sein de cette sacrée famille.

Bref, les heures qui ont précédé le lancement ont été intenses !

 

Le 27 avril, nous sommes arrivés au Salon du livre une petite heure avant le lancement. Impossible de traverser la foule incognito, mon oncle connait tout le monde. Au bout de quelques minutes, j’ai fini par le lâcher pour me rendre au stand de la maison d’édition. Accueil chaleureux. Présentation de toute l’équipe. Je vois une acheteuse le livre à la main : il s’agit de la directrice de la bibliothèque Karinthy Ferenc de Leànyfalu, une petite ville à 20 km de Budapest où mon grand-père avait sa maison de campagne. Quelques échanges, invitation à venir les rencontrer…

L’heure tourne, nous devons nous rendre dans la salle Sàndor Màrai (un autre grand auteur hongrois 1900-1989. Pour ceux qui ne le connaissent pas, plusieurs de ses romans sont traduits en français). Le débat, animé par Jozsef Körössi, réunit mon oncle Màrton, ma mère Judith et moi-même. Ma mère, habituée par son métier à rester dans l’ombre, n’aime pas s’exposer ainsi. Elle ne se sent pas à sa place, mais son frère fait tout pour la mettre à l’aise et pour faire rire la salle. Il faut dire que la rencontre Karinthy/Karinthi entre mes deux parents est digne d’un roman qu’aurait pu écrire Frigyes… Mon père (descendant Karinthi de par son père, frère de Frigyes) rencontre ma mère (descendante Karinthy de par son père adoptif, fils de Frigyes). Vous suivez ? Si non, reportez-vous à l’arbre généalogique plus haut ! Aucune langue commune entre eux, si ce n’est quelques mots en anglais. Ils s’épousent six mois plus tard…

L’histoire a fait rire tout le monde, comme tant d’autres anecdotes racontées par les uns et par les autres… La salle a applaudi aussi, à plusieurs reprises, notamment lorsqu’a été évoquée la branche française de la famille et la volonté de ma mère de nous apprendre le hongrois. Que mon frère, ma sœur et moi soyons parfaitement bilingues est, pour les Hongrois de Hongrie et indépendamment de toute idéologie politique, une immense fierté. Il n’est pas inutile de rappeler ici que ce pays est petit ; il a perdu la moitié de sa population avec la dislocation du pays par le traité de Versailles, la fuite des Juifs qui ont pu le faire avant et après la Deuxième Guerre mondiale et la révolution de 1956. Si aujourd’hui, le gouvernement hongrois joue avec ce nationalisme pour imposer son régime politique, il n’en reste pas moins que le hongrois est une petite langue et que la population ne peut que rendre hommage à ceux qui la perpétuent – je pense et remercie ma mère, ici ; je n’y suis pour rien, personnellement.

Mon oncle a réussi un véritable tour de force que je n’aurais su faire aussi bien que lui : m’aider à trouver ma place dans la littérature familiale. J’aurais su parler d’étude sociétale ou de portraits psychologiques. Je n’aurais su dire que je suis la première de la famille à évoquer le monde ouvrier, monde que mon oncle a avoué ne pas connaître et que, dans L’âme sœur ou plutôt Testvérlélek, il a trouvé passionnant à découvrir. C’est dans ces subtilités que je comprends ne pas réaliser l’importance de mon nom en Hongrie. Evoquer le monde ouvrier que je côtoie professionnellement au quotidien, c’est écrire sur ce que je connais, ce que j’aime et que j’admire. J’ai souhaité placer l’intrigue de L’âme sœur dans ce milieu social, pour le mettre en lumière. J’espère y être arrivée.

L’heure de débat est allée très vite. Pas d’échanges avec la salle, mais de nombreux échanges postérieurs au cours de l’heure de dédicace qui a suivi. « J’ai été une amie de votre grand-père », « Qui est pour vous Gàbor Karinthy ? », « Je suis abonné au théâtre de Màrton Karinthy »… déroulé de la généalogie familiale, hyperconcentration nécessaire pour ne pas se tromper dans les dédicaces hongroises. J’ai fait écarquiller les yeux de tous, lorsque par réflexe franchouillard, je leur ai demandé d’épeler leur prénom. Car contrairement à notre beau français si complexe, l’écriture hongroise est phonétique. Bon, tant pis, je dois garder un peu de mon exotisme, non ?

Quelques photos de la journée. La plupart d’entre elles m’ont été fournies par Gergely Bea, photographe professionnelle, que je remercie pour ses envois.

Fin de journée, réunion familiale autour d’une bonne bouteille. Le lendemain, repos. Lundi, interview pour une émission littéraire des vendredis soir. Puis retour à Lyon. Il faut bien que les bonnes choses s’arrêtent, aussi…

Je retournerai à Budapest mi-juin, pour le Könyvhét, salon littéraire en plein air. Deux journées de dédicaces en perspective !

Merci de m’avoir lue jusqu’au bout… Si vous ne l’avez pas lu, L’âme sœur peut se commander dans n’importe quelle bonne librairie, ou directement auprès de l’éditeur (français), L’Astre Bleu Editions.

Une longue impatience

Gaëlle Josse

Une longue impatience

Les éditions Noir sur Blanc, 2017

 

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, quelque part sur les côtes bretonnes. A l’âge de seize ans, Louis fugue de chez lui pour ne plus revenir. Pour sa mère, Anne, débute une longue suite de nuits et de jours d’attente, sur la falaise, dans la maison qu’ils ont partagée avant son remariage avec le pharmacien du village, au port, partout où elle pourrait avoir de ses nouvelles.

Quelle beauté que la poésie des mots de Gaëlle Josse !

Chaque jour je me demande pourquoi. Pourquoi Louis n’a pas laissé un mot, pourquoi il a décidé de partir en me laissant l’absence et le silence pour seul souvenir. Je voudrais comprendre pourquoi il me laisse dans la peine, dans l’ignorance, dans l’attente. Pourquoi il m’empêche de vivre, en réduisant mon existence au guet des bateaux qui arrivent, à cet espoir que je dois chaque jour inventer, à la force que je dois trouver en moi pour sortir par tous les temps, par tous les vents, pour faire semblant de vivre.

Véritable cri d’amour maternel, ce roman hurle l’absence du fils disparu. La mère hante les lieux des souvenirs et des retrouvailles possibles, sans espoir, avec comme seul moyen de tenir debout les lettres qu’elle lui envoie par la compagnie maritime qui l’a embauché, comme autant de bouteilles à la mer. Ces lettres sont, pour moi, les plus poignantes évocations de la douleur du roman, même si leur contenu semble en décalage avec l’humilité et la contrition qu’on attendrait d’une mère qui n’a su protéger son fils. Elle comble sa souffrance par la promesse d’un repas festif, comme s’il n’y avait qu’une ripaille pour le faire revenir. Comme s’il ne fallait pas évoquer le passé mais l’écraser au contraire sous une orgie des mets les plus fins. C’est d’autant plus surprenant qu’au fur et à mesure de ses souvenirs, on découvre la vie de désolation que mère et fils ont menée avant son remariage, union qui les a sortis de la pauvreté, certes, mais source de l’inévitable départ. Les seules variantes d’un courrier à l’autre, mis à part le dernier, peut-être (quel soulagement pour moi que ce dernier courrier…), ce sont les mets dont elle compose le repas gargantuesque. Mélange de son ancienne et de sa nouvelle vie, toutes les saveurs rustiques et raffinées de Bretagne sont promise par cette noyée qui n’a trouvé que la satisfaction du ventre pour ramener le fils à terre. Est-ce le signe d’une souffrance qui ne peut pas être exprimée autrement ?

Une longue impatience est l’histoire d’un véritable écartèlement. Déchirement entre son ancienne vie dont elle n’a pas fait le deuil et la nouvelle à laquelle elle ne s’est jamais adaptée. Entre son rôle de mère de ce grand fils absent et celui qu’elle joue auprès des deux petits qu’elle aime tout aussi tendrement. Sans parler de son souvenir du père de Louis, marin pêcheur, que la tendresse qu’elle porte au pharmacien ne lui permet pas d’oublier. Aucun vivant ne saura combler l’absence et l’attente, envers et contre tout. Surtout chez une personne qui se drape de silence pour survivre.

Le silence et l’attente. Seule une écriture poétique permettait d’évoquer ce thème sans lasser le lecteur. Gaëlle Josse a réussi cette prouesse avec une merveilleuse sensibilité.

=> Quelques mots sur l’auteur Gaëlle Josse

Tenir jusqu’à l’aube

Carole FIVES

Tenir jusqu’à l’aube

L’Arbalète Gallimard – 2018

 

Tenir jusqu’à l’aube, ou comment évoquer le rapport femme-enfant sans fatiguer le lecteur avec les évidences. C’est à cette phrase que je résumerais le roman de Carole Fives et j’ai à peu près tout raconté de l’histoire et de la qualité du récit, ou presque.

L’héroïne est une mère seule, une « solo » d’après le jargon des forums internet dans lesquels elle puise de l’inspiration pour trouver des astuces et ne pas sombrer. Ne pas sombrer. Elle est au bord du gouffre, en mode survie. Sa seule soupape pour respirer, ce sont quelques promenades qu’elle s’autorise quand l’enfant dort. Dix minutes. Vingt minutes. Des sorties de plus en plus longues. Tiendra-t-elle jusqu’à l’aube ?

A droite, à gauche, elle emprunte des axes qu’elle ne connait pas.

Se faufile entre les voitures, évite les passages piétons, les zones trop éclairées.

Bouscule un couple. La femme rit bruyamment.

Elle baisse la tête et repart en courant. Se perdre, se cogner aux murs de la ville, à ses aspérités.

Les phrases sont courtes, parfois construites à l’infinitif, et maintiennent en apnée. La même apnée que celle qui permet à la jeune femme de traverser les épreuves tête baissée, bras tendus en avant, histoire de ne pas tomber tout de suite. Et des épreuves, il y en a beaucoup, lorsqu’on est seul avec un enfant non scolarisé, lorsqu’on travaille à son compte pour des clients exigeants, lorsque les revenus baissent, que le loyer coûte trop cher, que l’absence du père est insoutenable et qu’on attend que l’enfant-tyran s’endorme enfin pour pouvoir s’échapper, écouter le clapotement de l’eau à quelques centaines de mètres de l’appartement.

Dès les premières pages, Tenir jusqu’à l’aube m’a fait penser à La petite Chartreuse de Pierre Péju (Gallimard 2002). Dans les deux cas, l’histoire évoque une femme qui fuit. Le roman de Carole Fives est entièrement tourné vers les insurmontables difficultés d’une mère célibataire, contrairement à celui de Pierre Péju, plus étoffé, qui a tissé un roman triangulaire, où la littérature prend autant de place que le drame lui-même. Si j’ai aimé le style de Carole Fives, aussi précis et factuel que dans son précédent roman Une femme au téléphone (L’Arbalète Gallimard, 2017), j’ai préféré la construction littéraire de Pierre Péju plus dense, moins linéaire, un délicieux conte pour adultes.

Il n’en reste pas moins que Tenir jusqu’à l’aube questionne terriblement notre société qui n’est pas construite pour aider les mères seules à s’en sortir. La dénonciation est terrible, presque insoutenable.

=> Quelques mots sur l’auteur Carole Fives