Testament à l’anglaise

Jonathan Coe

Traduction : Jean Pavans

Testament à l’anglaise

Editions Gallimard – 1995

 

Voilà bien un livre à plusieurs niveaux de lecture. Étonnamment, tous des niveaux primaires, même lorsque le sujet porte (ne peut faire autrement que de porter), à réflexion.

Testament à l’anglaise est l’histoire de la famille Winshaw, dynastie anglaise tentaculaire richissime du XX° siècle. Non, Testament à l’anglaise est l’histoire d’un jeune biographe, Michael Owen, choisi par une vieille descendante des Winshaw pour écrire la biographie de son illustre famille. Ce n’est pas encore ça. Testament à l’anglaise est l’histoire du démantèlement, brique après brique, des socles de la démocratie. Le tout servi dans un humour anglais des plus fins.

Je vais commencer par le négatif, comme cela je l‘évacue pour me concentrer sur le réel intérêt du roman. Les cent dernières pages, soit un septième du livre, sans doute un hommage à Agatha Christie et à ses petits nègres bien connus, n’apportent rien à l’histoire. A se demander si leur rôle n’est pas d’étendre le lectorat aux amateurs de romans noirs et de thrillers psychologiques. Vous pouvez sans souci vous arrêter à la 576° page, la matière y est amplement présente. La suite est inutile.

Quelle est donc cette famille Winshaw, dont l’arbre généalogique figure heureusement au tout début du roman, car j’ai dû m’y reporter plusieurs fois pour bien me situer dans les personnages ? Matthew et Frances, nés respectivement en 1873 et 1879, ont eu le bonheur de générer cinq enfants, tous nés avant la première guerre mondiale. L’histoire démarre avec eux. On pressent des conflits sympathiques au sein de la fratrie. Tabitha, la folle, que ses frères bien aimés ont enfermée pendant plus de cinquante ans dans un asile du fin fond de la lande anglaise. Godfrey, l’aviateur abattu pendant la deuxième guerre mondiale, dont on va rapidement soupçonner que la mort n’est pas un simple fait de guerre. Lawrence qui se bat avec un drôle de cambrioleur le jour du cinquantième anniversaire de son frère Mortimer et le tue. Charmante fratrie, donc, dont la descendance, des cousines et cousins londoniens influents dans leurs cercles professionnels respectifs, vont tisser une toile lobbyiste serrée et jouer un rôle majeur, dans les années 1990, dans la fragilisation de la démocratie anglaise.

Tabitha est peut-être moins folle que ses frères le souhaiteraient. C’est probablement la quête d’une revanche qui la conduit à recruter Michael Owen, jeune romancier dépressif, pour dresser un portrait sans complaisance de sa famille. Jonathan Coe va imbriquer la vie du jeune biographe dans celle des membres de la dynastie Winshaw, sur deux plans différents. D’une part, par le jeu du hasard et de la construction littéraire, Michael Owen va croiser le chemin de quelques personnages associés, à un moment ou à un autre, aux Winshaw. D’autre part, la vie du biographe et de ses proches sert l’auteur pour démontrer concrètement les effets dramatiques de l’influence des Winshaw sur l’économie et la politique anglaises.

Et nous arrivons au fond de l’histoire de Jonathan Coe, sa critique ouverte de la politique ultra libérale de Margaret Thatcher. Les petits-enfants de Matthew et Frances, au nombre de six, travaillent tous dans un domaine influent : Hilary prend le contrôle des médias ; Roddy celui de l’art et Dorothy celui de l’agroalimentaire, vous savez, cette science qui sait transformer en quarante et un jours un poussin tout juste sorti de l’œuf en concentré de protéines. Quant à Thomas, Henry et Mark, l’un d’eux est politicien et s’est donné pour objectif de démanteler la sécurité sociale, l’autre est banquier (c’est bien pratique d’avoir un banquier dans sa famille) et le troisième est… allons, que manque-t-il au palmarès des lobbies économiques ? Vendeur d’armes, bien sûr. L’Irak vient d’envahir le Koweit, ça tombe plutôt bien pour lui !

Je n’en raconterai pas plus sur l’histoire. Certains passages sont hilarants. Vous trouverez la meilleure recette de pudding aux pommes de votre vie, saurez enfin comment en terminer avec les poulets mâles dont la valeur économique pour la consommation est nulle, apprendrez les meilleures techniques de voyeurisme et deviendrez de fins experts en missiles moyenne portée. Mais vous comprendrez aussi, enfin, pourquoi votre dossier médical a disparu dans votre hôpital préféré et comment percer sur le marché de l’art (ça, ceci dit, vous vous en doutez un peu).

En France, la plupart des sujets de fond du Testament à l’anglaise sont terriblement d’actualité. Quelques ministres de la santé ont sans doute le roman de Jonathan Coe, je ne dirais pas sur leur livre de chevet car ce n’est qu’un roman, ça ne ferait pas sérieux, mais dans le tiroir de leur table de nuit, à sortir pendant leurs insomnies créatives. A méditer. A combattre, surtout.

=> Quelques mots sur l’auteur Jonathan Coe

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Persuasion

Jane Austen

Traducteur : André Belamich

Persuasion

Christian Bourgois Editeur – 1980

Première parution : 1818

 

Voici le cinquième roman de Jane Austen que je chronique, et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de mon préféré.

Pourquoi Persuasion a-t-il pour moi une telle valeur ? L’intrigue a un intérêt limité. Le style de Jane Austen est moins mordant que dans Orgueil et Préjugés et beaucoup moins léger que dans Northanger Abbey. Alors quoi ? Histoire à la limite de l’ennui, écriture sérieuse, pourquoi donc cet engouement, le mien comme celui de nombreux autres lecteurs, pour ce roman ?

Plusieurs raisons à cela. Le style tout d’abord, comme toujours. Dans Persuasion, deux mondes sont décrits, la noblesse et son prestige, la richesse paysanne et sa simplicité. Anne Elliot, issue du premier milieu et attirée par le deuxième, se voit obligée de naviguer entre les deux. Discrète, effacée, elle doit composer en fonction des personnalités dont elle partage l’existence. Et Jane Austen la fait naviguer – nous fait naviguer – avec une telle aisance d’un milieu à l’autre que le réalisme en est époustouflant. Il arrive parfois qu’on ait envie de comparer un tableau de peinture à une photographie, à y rechercher les détails qui donnent envie d’admirer l’œuvre au titre de son réalisme. Persuasion, c’est exactement cela. Grâce à ses mots et la finesse de sa connaissance des caractères, Jane Austen nous fait pénétrer dans l’intimité de l’insipide Sir Walter Elliot, de l’égoïste Mary Musgrove ou de l’adorable couple que forment l’Amiral et Sophie Croft avec une telle perfection que je ressors systématiquement de la lecture de ce roman convaincue d’avoir tout juste quitté ces personnages pour les retrouver intacts le lendemain – dans la vraie vie.

Henri Plard, dans sa postface de Persuasion de l’édition 10/18, évoque l’amitié évidente que porte Jane Austen à « sa pauvre Anne ». L’empathie qu’elle ressent pour son héroïne est en effet décelable à chaque page du roman. Dans toutes ses œuvres, elle aime mettre en parallèle des caractères accomplis et d’autres moins glorieux ; elle s’en joue pour notre plus grand plaisir. Dans Persuasion, c’est l’abnégation et la douceur qui sont mis en avant. Il faudrait être bien insensible pour ne pas tomber sous le charme d’Anne Elliot. Personnellement, c’est l’héroïne de la romancière que je préfère.

Anne n’avait pas besoin de cette visite à Uppercross pour apprendre que le passage d’un milieu à l’autre, même distant de trois milles seulement, comporte souvent un changement total de conversations, d’opinions et d’idées. Elle n’y avait jamais séjourné auparavant sans en avoir été frappée ou sans avoir désiré que d’autres Elliot eussent, comme elle, l’avantage de voir combien inconnues ou inaperçues ici étaient les affaires qui, au château de Kellynch, étaient traitées comme étant de notoriété générale et d’intérêt public ; pourtant, avec toute son expérience, elle croyait qu’elle devait maintenant se résigner à sentir qu’une nouvelle leçon, dans l’art de connaître le néant que nous sommes hors de notre propre cercle, lui était devenue nécessaire ; car, arrivant comme elle le faisait, le cœur plein du sujet qui avait complètement absorbé l’une ou l’autre maison de Kellynch pendant plusieurs semaines, elle s’était certainement attendue à un peu plus de sympathie et de curiosité qu’elle n’en trouva, dans les remarques faites séparément, mais très semblables, de M. et Mme Musgrove : « Alors, Mademoiselle Anne, Sir Walter et votre sœur sont partis ; en quel endroit de Bath pensez-vous qu’ils se fixeront ? » et cela, sans beaucoup attendre la réponse, ou dans le commentaire des jeunes filles : « J’espère que nous, nous irons à Bath en hiver ; mais souvenez-vous-en, papa, si vraiment nous y allons, nous devons y choisir un beau quartier… Nous ne voulons plus de vos Queen Squares ! » ou dans la conclusion inquiète de Mary : « Ma parole, je serai bien arrangée quand vous serez tous partis prendre du bon temps à Bath ! »

=> Quelques mots sur l’auteur Jane Austen

Publié dans le cadre du challenge « cette année, je (re)lis des classiques – 2018

Le complexe d’Eden Bellwether

Benjamin Wood

Traduction de l’anglais (GB) : Renaud Morin

Le complexe d’Eden Bellwether

Zulma – 2014

 

Quand un jeune homme entre dans une chapelle, attiré par le son de l’orgue, et croise le regard d’une jeune fille tout à fait charmante, arrive ce qui doit arriver. Quand, dès les premiers jours de leur rencontre, le frère de cette jeune fille, l’organiste, lui donne explicitement l’autorisation de fréquenter sa sœur, l’intrigue prend de la profondeur, un malaise commence à se répandre. Qui est donc cet Eden, prodige musical, pour s’octroyer des droits sur les amours de sa sœur ?

Que de thèmes abordés dans ce roman ! Différences de classe, liens familiaux, thérapies alternatives, musique, folie, perversité…Je me suis rapidement laissée happer par l’histoire, malgré ma peur de lire un roman psychologique destiné à effrayer le lecteur, ce qui n’est pas mon style de lecture. Loin de là, Le complexe d’Eden Bellwether dose les différents sujets de telle manière que les scènes qui suggèrent la folie d’Eden sont amenées gravement, scientifiquement même, sans détails sordides. Benjamin Wood, pour décrire son personnage principal, s’est concentré sur ses passions et ses certitudes plus que sur ses accès de folie ; sur l’admiration et les doutes de son entourage plus que sur les pressions qu’il exerce sur eux.

En cela, et c’est un des intérêts de l’ouvrage, l’auteur pose la question des limites – jusqu’où peut-on aller dans une expérimentation – et de la prise de conscience de l’entourage – est-il raisonnable de laisser poursuivre une personne dans un sens qui semble éthiquement contestable. S’attachant aux croyances profondes du héros et non aux arcanes de sa stratégie, Le complexe d’Eden Bellwether traite donc, évidemment, de manipulation.

Mais il est impossible de résumer ce roman à ça. Le pan musical de l’histoire est essentiel. Il m’a fait penser à certains passages de Dr Faustus de Thomas Mann. L’analyse scientifique de la musique n’est pas aussi profonde que dans l’œuvre majeure de l’écrivain allemand, mais la passion dévorante d’Eden pour la musique baroque, l’utilisation qu’il en fait, ne sont pas sans évoquer le pacte que signe Adrian Leverkühn avec le diable. Chez Thomas Mann, le héros se damne pour la création musicale. Eden, lui, ne se damne-t-il pas pour prouver son génie en matière d’hypnose musicale ?

Thérapies alternatives ou médecine traditionnelle ? Ce sujet, pourtant essentiel, est traité avec moins de profondeur que les précédents. Il est en effet noyé dans les conflits familiaux ou la maladie dont souffrent les héros qui pourraient influer sur le cours de l’histoire, et qui pourtant ne le font pas, englués qu’ils sont dans leurs propres priorités ou dans la subjectivité de leur perception de la situation. Mais finalement, ce sujet n’est-il pas qu’un simple prétexte d’expérimentation pour Eden ? A ce titre, l’entourage du héros, tout comme le lecteur, sont dépassés par ce débat pour ne se concentrer que sur ce qu’ils en perçoivent.

Une chose m’a cependant cruellement manqué pendant toute ma lecture. En dehors d’Eden, sa sœur et le narrateur, les personnages sont peu décrits, leur personnalité quasiment absente. Ainsi, si certains amis d’Eden portent la voix du doute, d’autres, comme sa compagne, sont d’une fadeur surprenante. Aucun signe d’emprise d’Eden sur Jane. Aucun avis de Jane sur le comportement, ou l’évolution du comportement du héros. Je mets cette faiblesse sur le compte du premier roman et espère un développement psychologique des personnages plus équilibré dans l’avenir.

Prix du roman Fnac 2014.

=> Quelques mots sur l’auteur Benjamin Wood

Un crocodile sur un banc de sable

Elizabeth Peters

Traduction de l’anglais (Etats-Unis) : Louis de Pierrefeu

Un crocodile sur un banc de sable

Le livre de poche – 1999

 

Bonheur du lâcher-prise et des lectures fraîches ! Je suis pourtant sévère sur ce genre et ce n’est pas peu dire. Des romans « feel good » sans fond, très peu pour moi. Un crocodile sur un banc de sable correspond au genre et à mes exigences. Un régal.

A la fin du XIX° siècle, Amelia Peabody est Anglaise, fille d’un professeur Tournesol qui a la riche idée de décéder en laissant à sa fille une somme rondelette. Assez pour lui permettre de voyager à son aise. A Rome, elle sauve une exquise jeune compatriote de l’opprobre générale et l’engage comme femme de compagnie. Les deux femmes quittent l’Italie pour l’Egypte, sans savoir qu’elles vont au-devant d’étranges aventures, comme de braver une momie qui tente de dissuader des archéologues de poursuivre leurs fouilles dans le site d’El-Amarna, tombeau du pharaon hérétique Akhenaton.

Elizabeth Peters, pourtant Américaine, a écrit ce premier roman d’une longue série dans un style tout à fait british. Les personnages sont truculents, leurs dialogues vifs et cocasses. Ah, quel régal que les échanges entre la vive Amelia et le sombre Radcliffe ! Le lecteur devine la valse amoureuse derrière les joutes verbales, pour son plus grand plaisir !

En parallèle et presque mine de rien, la romancière aborde des sujets de fond d’importance. Le pillage des trésors d’Egypte antique en est un. Comment l’empêcher ? Comment protéger les découvertes des collectionneurs et des marchands d’art ? Sur cette question, Elizabeth Peters est assez fataliste. Les dégâts sont tels à l’époque de l’écriture de ce récit (1975) qu’elle sait évoquer une plaie que les autorités n’ont pas pu enrayer. Spécialiste d’égyptologie, elle regrette l’impossibilité de dater des vestiges retrouvés dans des collections privées ou des boutiques, qui conduit à l’impossibilité de les retourner aux tombeaux qui les contenaient.

Le deuxième thème évoqué mine de rien, mais qui a une importance majeure dans ce récit, c’est la suprématie anglaise en Egypte, à l’époque de l’histoire. Les héros sont des colonialistes, dans tous les sens du terme. La condescendance de certains personnages vis-à-vis des Egyptiens qu’ils côtoient est caricaturale, pour le plus grand plaisir du lecteur. Mais même chez les héros les plus ouverts, elle n’a pas manqué de me frapper. Elizabeth Peters a su placer ses personnages très justement dans leur époque, sans exagération, avec tout le tact qu’il faut pour qu’un lecteur du XXI° siècle puisse apprécier et l’intrigue et son contexte historique.

Voilà donc un roman digne des grands romans légers, qui font du bien à l’âme. Elizabeth Peters se place avec ce roman en sympathique successeuse d’Agatha Christie, l’auteur de Rendez-vous à Bagdad et autres romans sur fond de fouilles archéologiques.

Lecture adaptée aux périodes de vacances ou de vague à l’âme. Retour du sourire assuré !

=> Quelques mots sur l’auteur Elizabeth Peters

Northanger Abbey

Jane Austen

Traductrice : Josette Salesse-Lavergne

Northanger Abbey

Christian Bourgois Editeur – 1980

Northanger Abbey est le quatrième roman de Jane Austen que je chronique. Ce roman est le moins connu, probablement le moins apprécié de tous. Je le classe pourtant, pour ma part, en deuxième position, juste après Persuasion, tant j’aime le ton humoristique de la romancière et la cocasserie de son analyse des caractères, particulièrement en verve dans ce livre.

En plus, j’ai beaucoup de sympathie pour Catherine Morland, la jeune bécassine d’héroïne. Parmi les personnages féminins d’Austen, c’est à elle que je ressemble sans aucun doute le plus. Romanesque, naïve et innocente, elle est si délicieusement nunuche, si intouchable dans sa candeur, qu’elle m’émeut. Voilà qui n’est pas très flatteur pour ma personnalité – tant pis, je l’assume !

Jane Austen ne se contente heureusement pas de raconter les aventures d’une héroïne naïve ; elle place à ses côtés une jeune femme égoïste et séductrice, Isabelle Thorpe. Tout l’opposé de la première. Ah, quel délice que de lire les échanges entre les deux amies ! La première moitié du roman est un traité comparatif de leurs caractères. Je suis subjuguée par la justesse de l’analyse et la légèreté du style. L’auteure décortique les états d’âmes à souhait, se raille des deux jeunes femmes, les soupèse, les compare et c’est tout simplement divin.

Il plaisait [à Isabelle] d’autant plus qu’il était clergyman ; elle avouait nourrir un préjugé très favorable envers cette profession… Quelque chose comme un soupir s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle faisait cet aveu. Peut-être Catherine eut-elle tort de ne point lui demander les raisons de cette douce émotion. Mais elle n’était pas assez expérimentée dans les subtilités amoureuses ou les devoirs de l’amitié pour reconnaître les moments où les circonstances exigent de délicates railleries, ou ceux où l’on se doit de forcer une confidence.

[Catherine] ne pouvait s’empêcher d’être vexée de ce que Thorpe n’arrivât point, car, outre son impatience de danser, elle comprenait très bien que, tout le monde ignorant la véritable dignité de sa situation, elle partageait avec une kyrielle d’autres jeunes filles qui étaient encore assises l’humiliation de ne pas avoir de cavalier. Etre déshonorée aux yeux du Monde, revêtir l’apparence de l’infamie quand son corps est tout pureté et ses actions toute innocence et quand l’inconduite d’un autre est la véritable cause de son avilissement, voilà l’un des événements qui sont le lot particulier d’une existence d’héroïne, et la force d’âme dont elle témoigne en un moment pareil clame très haut la noblesse de sa nature. Catherine, elle aussi, révéla toute sa force d’âme : elle souffrit, mais nul murmure ne s’échappa de ses lèvres.

Northanger Abbey recèle bien d’autres charmes ; le roman est un éloge au roman gothique –éloge sincère, au point que Jane Austen n’hésite pas à lister les ouvrages à la mode de l’époque et reproche aux romanciers de ne jamais évoquer la littérature dans leurs propres écrits ; éloge railleur, bien entendu, lorsqu’elle place son héroïne dans une situation où les vieilles bâtisses et les fantômes finissent par se retourner contre elle.

Ce roman a ceci de commun avec Persuasion qu’il place une grande partie de l’intrigue dans la ville d’eau de Bath. On sait que Jane Austen n’aimait pas cette ville où elle a passé une partie de son adolescence. Dans Persuasion, elle traite de la haute société ; Northanger Abbey est consacré à une classe plus moyenne. Les traditions sont décortiquées, la foule prise à témoin de l’évolution des héros. Une projection éblouissante du lecteur au cœur de la société anglaise.

Et que dire de l’intrigue elle-même ? Comme d’habitude, à mes yeux en tout cas, elle est banale et sert l’auteure à développer son analyse percutante de la société. Orgueil et préjugés est probablement la seule histoire de Jane Austen qui se suffit à elle-même ; il suffit d’en voir le nombre d’imitations pour s’en convaincre. Ce n’est pas le cas des autres romans d’Austen, en tout cas certainement pas le cas pour Northanger Abbey. Et pourtant, je ne m’en lasse pas. C’est en cela que le roman est subtil et merveilleux.

=> Quelques mots sur l’auteur Jane Austen

Mes souvenirs de Jane Austen

mes-souvenirs-de-jane-austenJames Edward Austen-Leigh

Traducteur : Guillaume Villeneuve

Mes souvenirs de Jane Austen

Editions Bartillat – 2016 (première publication anglaise – 1869)

 

Ma passion pour les romans de Jane Austen ne va pas jusqu’à dévorer toutes les biographies qui ont pu être écrites sur elle. Celle-ci est la toute première que je lis ; il se trouve qu’elle est assez remarquable pour mériter qu’on s’y arrête.

Tout d’abord, elle est écrite par un homme. Du vivant de Jane Austen et dans le demi-siècle qui a suivi, contrairement à aujourd‘hui, ses admirateurs étaient autant des hommes que des femmes. Le Prince-Régent en 1815 (le futur roi George IV), lui fait même transmettre le message qu’il « admirait beaucoup ses romans ; qu’il les lisait souvent et en gardait une collection dans chacune de ses résidences ». Certains critiques de l’époque, comme l’archevêque Whately (1787-1863) ou Lord Macaulay (1800-1859) ont expliqué « pourquoi la plus haute place doit être attribuée à Jane Austen, en tant que dessinatrice fidèle de caractère, et pourquoi on doit la classer parmi ceux qui ont le plus approché, à cet égard, le grand maître Shakespeare ». Austen comparée à Shakespeare… Ceux d’entre vous qui n’avez rien lu d’elle, il n’est pas trop tard !

James Edward Austen-Leigh est un neveu de Jane Austen, le fils de son frère aîné James. Premier biographe de la romancière, il l’a connue intimement dans sa jeunesse : il avait dix-neuf ans à son décès. Son texte est de ce fait empli d’une réelle sensibilité et d’une grande retenue. Il annonce d’emblée qu’il ne dévoilera rien de l’intimité familiale ; il met au contraire l’accent sur la discrétion de la famille Austen, tout comme sur la modestie et la réserve de l’écrivain, qui n’avait de liens qu’avec sa famille et ses amis proches.

Le texte est articulé autour de la vie de la romancière, des personnalités qui l’ont admirée, des critiques positives mais également négatives qui ont pu paraître de son vivant et surtout, très attendu certainement par la plupart des amateurs de ses romans, du contexte des créations d’Austen et d’une analyse de quelques-uns des personnages mythiques qu’elle a laissés aux générations futures. Quelques merveilleux plaisirs austéniens ont une belle place dans cette biographie : James Edward Austen-Leigh a intégré des lettres de Jane dans son essai, lettres introduites et expliquées. Il dévoile également ce que, dans l’esprit de sa tante, deviendront plusieurs de ses personnages secondaires après la fin de ses romans (Miss Steele, Kitty et Mary Bennet, Mr Woodhouse…). Cerise sur le gâteau, il intègre à son ouvrage une première version de la fin de Persuasion, ainsi que quelques échantillons d’un roman commencé et jamais achevé. Que des régals pour le lecteur !

Il fait de nombreuses allusions aux romans de Jane Austen et effectue une analyse tout à fait contemporaine de la perception qu’ont les lecteurs de ses personnages « les Dashwood et les Bennet, les Bertram et les Woodhouse, les Thorpe et les Musgrove, devenus des hôtes familiers au coin du feu de tant de familles, où ils sont aussi personnellement connus que s’ils étaient des voisins de chair ! » Il est sans doute préférable d’avoir lu quelques romans de l’écrivain pour apprécier pleinement cet ouvrage.

James Edward Austen-Leigh ne pouvait pas deviner l’emprise que l’œuvre de sa tante aurait sur les générations du XX° et du XXI° siècle. Il semble que l’intérêt des lecteurs ait évolué, cependant. Austen a souhaité décrire la vie réelle et « la supériorité des principes nobles sur les bas, celle de la magnanimité sur la pusillanimité », ce qui ne correspond pas aux attentes de la majorité des lecteurs, je devrais dire des lectrices d’aujourd’hui. La lectrice moyenne du XXI° siècle est en quête de romantisme exacerbé dans les intrigues amoureuses d’Austen, ce qui, je pense, n’est pas l’intérêt premier d’Orgueil et préjugés et des cinq autres romans. Lire cette biographie permettra sans doute de replacer les œuvres de la romancière dans le registre souhaité par l’auteur.

=> Quelques mots sur l’auteur James Edward Austen-Leigh

La vie rêvée de Virginia Fly

la-vie-revee-de-v-flyAngela HUTH

Traduction de l’anglais : Anouk NEUHOFF

La vie rêvée de Virginia Fly

Première édition anglaise – 1972

Quai Voltaire – 2017

 

Virginia Fly est anglaise, du Sussex, trente-et-un ans et vierge. Sa vie qu’elle partage entre ses élèves et ses parents est peut-être monotone mais ne croyez pas qu’elle n’ait pas autant, voire plus de fantasmes que n’importe qui. Non ! Elle n’a peut-être pas encore connu l’amour mais elle en rêve.

Voilà un roman d’une grande fraîcheur ! De l’humour anglais délicieux. Le langage est truculent, dès les premières lignes :

Virginia Fly se faisait violer, en esprit, en moyenne deux fois par semaine. Ces assauts imaginaires survenaient n’importe quand dans la journée : si elle n’y était jamais préparée, elle ne s’en étonnait jamais non plus. Ils s’évanouissaient aussi vite qu’ils surgissaient, sans laisser sur elle aucune trace néfaste. Elle avait cette vision merveilleuse d’une main d’homme lui caressant le corps, lui causant le long de l’échine dorsale le genre de frisson qui incitait ses doigts à fermer machinalement les trois boutons de son cardigan, et l’instant d’après elle s’entendait déclarer, avec un calme admirable :

– Miranda, je crois que c’est ton tour d’effacer le tableau.

Ne pensez pas avoir affaire à un roman érotique, vous n’y êtes pas du tout. De l’érotisme, il n’y a que la carcasse. Vous découvrirez plutôt une comparaison extra-lucide et grinçante de la sexualité des hommes (simple bouton on/off) et des femmes (réglages longs et complexes) dans un milieu middle-class anglais d’un soporifique assommant. Clichés ? Ce pourrait être à craindre, mais l’humour transforme l’ennui en une saveur subtile et délicieuse. Vous avez tous rencontré une Mrs Fly, la mère envahissante de Virginia ; vous la croisez peut-être tous les jours. Croquez son portrait, grossissez ses traits et riez-en. C’est la technique d’Angela Huth pour accrocher ses lecteurs et ça marche. Helen Fielding n’a rien inventé lorsque, vingt ans après Angela Huth, elle a doté Bridget Jones, fille unique, d’une mère possessive et d’un père dominé. Son héroïne a une vie sociale plus stimulante que Virginia Fly mais la solitude des deux héroïnes a une certaine analogie. Et dans les deux romans, la société anglaise est décortiquée à la pince à épiler.

On ne badine pas avec l’humour. Derrière les mots grinçants, on devine la solitude, la peur et le sentiment d’échec. Sans dévoiler la fin de l’histoire, je ne peux m’empêcher de regretter tout de même que la conclusion du roman ne soit pas plus percutante. Comme quoi, l’humour pallie à beaucoup de manques mais ne résout pas tout.

La vie rêvée de Virginia Fly est un roman intemporel, incontestablement british. Le thé, les scones à la crème et le brandy restent les piliers de l’hospitalité. Toute tradition n’est pas perdue.

Merci à l’opération Masse critique de Babelio et à l’éditeur, Quai Voltaire, qui m’ont permis de lire ce roman.

=> Quelques mots sur l’auteur Angela Huth

Mansfield Park

mansfield-parkJane Austen

Traductrice : Denise Getzler

Mansfield Park

Christian Bourgeois Editeur – 1982

 

Je me suis promis de chroniquer chacun des romans de Jane Austen. Mansfield Park est le troisième auquel je m’attèle. Ce n’est pas le plus simple, tant ce roman sort de la veine des autres (je mets son roman épistolaire non terminé, Lady Susan, de côté). En effet, si les cinq autres grands récits encensent l’amour véritable, celui-ci met plutôt l’accent sur l’amour vénal, l’hypocrisie et la perversion.

Lisez plutôt.

Une jeune femme est plus aimable lorsqu’elle est fiancée que lorsqu’elle est libre. Elle a tout lieu de s’en féliciter. Ses soucis sont terminés, et elle sent qu’elle peut déployer tous ses talents de séduction sans éveiller de soupçons. On ne risque rien quand une lady est fiancée ; il ne peut rien arriver de mal.

Si Sir Thomas était pleinement décidé à être conséquemment le vrai protecteur de l’enfant choisi, madame Norris n’avait, elle, pas la moindre intention de délier sa bourse pour subvenir à ses besoins. Etait-il question de marche, de conversation ou de manigances, elle se montrait des plus charitables, et personne mieux qu’elle ne savait dicter aux autres leur libéralité : mais son amour de l’argent égalait son amour de l’autorité, et elle savait tout aussi bien épargner le sien que dépenser celui de ses amis.

De tous les personnages austéniens, ceux de Mansfield Park sont probablement les plus proches de notre époque. La trame de l’histoire a quelque chose de machiavélique, de malsain, loin de la bienséance tranquille des milieux nobles du dix-neuvième siècle qui sont d’habitude décrits. Une forme de féminisme s’en dégage, même si l’auteur la déplore, probablement trop ancrée dans son modèle social pour pouvoir s’en libérer. On est plus proche des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (ambiance que l’on retrouve encore plus dans Lady Susan) que de la divine amourette d’Orgueil et préjugés, qui ne doit vaincre que les différences de classe, pas les obstacles moraux.

La morale est sauve pourtant dans Mansfield Park, mais il s’en faut de peu. Jane Austen a-t-elle souhaité transmettre un message quelconque avec le happy end final ou seules les convenances de l’époque l’ont amenée à cette fin heureuse ? Je n’ai hélas pas la réponse, seulement la certitude que ce roman, pour moi, a une place particulière dans l’œuvre de la grande romancière.

=> Quelques mots sur l’auteur Jane Austen

Mr Brown – L’homme au complet marron

mr-b-lhomme-au-complet-mAgatha Christie

Traducteurs : Albine Vigroux et Sylvie Durastanti

Mr Brown (1922) et L’Homme au complet marron (1924)

Editions Les intégrales du Masque – 1990

 

Dès que quelqu’un évoque Agatha Christie, on pense aux enquêtes de Hercule Poirot ou de Miss Marple. Mais la grande romancière britannique a également écrit quelques romans d’espionnage, dont Mr Brown et L’Homme au complet marron.

Elle a édité ces romans à deux années d’intervalle. Les deux scénarios sont tellement proches que l’un parait presque être une ébauche de l’autre. Une chronique commune m’a donc paru être tout à fait adaptée.

Tuppence Cowley, jeune infirmière pendant la Première guerre mondiale, entame les années 1920 sans le sou, sans travail, en quête d’aventures. Elle retrouve par hasard Thomas Beresford dans les rues londoniennes ; son ancien ami d’enfance est un soldat démobilisé, désœuvré tout comme elle. Ensemble, ils vont tenter de démasquer Mr Brown, un dangereux individu à la tête d’une organisation gigantesque, prête à mettre le monde à feu et à sang.

Anne Beddingfeld, fille d’un célèbre anthropologue désargenté, perd brutalement son père dans les années 1920. Elle accepte l’invitation de son notaire à l’accompagner à Londres le temps de se trouver une situation. Le hasard va la mettre sur le chemin de l’Homme au complet marron et du Colonel, le mystérieux chef d’une bande de dangereux gangsters d’envergure internationale.

L’amour a une place essentielle dans ces deux romans d’espionnage. L’amour et les épopées mouvementées. Agatha Christie met en scène des jeunes personnes inexpérimentées pour démasquer des organisations criminelles en mesure de renverser l’ordre social. Billets truqués, amitiés trompeuses, intrépidité et perspicacité sont dans les deux cas les clés de notre plaisir. Lecteur, vous êtes prévenu : vous allez passer de surprise en surprise, selon le rythme exact imposé par la reine du crime. Attendez-vous à n’être plus sûr de rien, le bluff est garanti.

Le décor de ces deux romans est, lui, très différent. La bonne vieille Angleterre pour Mr Brown, une traversée en bateau et l’Afrique du Sud pour L’Homme au complet marron. La construction de l’intrigue diffère également. Dans Mr Brown, le narrateur est tour à tour l’un ou l’autre des jeunes héros. Quant à L’Homme au complet marron, d’une construction plus subtile et plus enlevée, l’histoire est racontée en alternance par Anne Beddingfeld et le journal de Sir Eustache Pedler, politicien à l’humour piquant, dans lequel il est difficile de reconnaître l’Anglais traditionnel et son flegme bien connu. Ce dernier roman mêle également à l’enquête des thèmes chers à l’auteure, comme l’anthropologie et les fouilles archéologiques.

Pour prendre un plaisir égal à la lecture de ces deux romans, je recommande de les lire dans l’ordre chronologique de leur écriture. Agatha Christie, dans les deux cas, excelle dans le montage de l’intrigue. La qualité littéraire de Mr Brown est cependant un degré en-dessous de celle de L’Homme au complet marron, au ton plus léger et aux rebondissements plus originaux.

=> Quelques mots sur l’auteure Agatha Christie

Ruth

RuthElizabeth GASKELL

Ruth

Editions Archipoche – 2014

(1° publication anglaise – 1853)

 

Ruth, orpheline, est apprentie chez une couturière renommée dans l’est de l’Angleterre. Son travail la conduit un jour à assister à un bal pour ravauder les robes des danseuses. Parmi les invités, un fils de bonne famille, Henry Bellingham, remarque la beauté de la jeune fille ; il la séduit, l’emmène en voyage et finit par l’abandonner. Ruth a la chance d’être recueillie par un pasteur et sa sœur qui décident de l’aider à expier sa faute.

Prolixe romancière, Elisabeth Gaskell a beaucoup écrit sur l’Angleterre ouvrière. Son roman le plus célèbre, Nord et Sud, en est un emblème. Ruth est différent. Il dresse un portrait implacable d’une société anglaise puritaine. Dans le même temps, il glorifie l’amour véritable et la possibilité de rédemption.

Ruth n’est pas sans rappeler Jane Eyre, sous certains aspects. Charlotte Brontë et Elizabeth Gaskell étaient amies, d’ailleurs. Deux orphelines, deux amours impossibles et deux sacrifices, les héroïnes ont bien des points communs. L’univers d’Elizabeth Gaskell est en revanche plus réaliste que celui de Charlotte Brontë, plus proche de celui de leur contemporain Charles Dickens.

J’ai été éblouie par l’écriture légère de Ruth, qui pourtant traite en profondeur des sujets aussi ennuyeux que le péché, l’hypocrisie, l’humilité et la foi.

– Oh, monsieur ! Je voudrais que vous m’emmeniez à la ferme de Milham, dit-elle en le retenant. Le vieux Thomas m’offrirait un foyer.

– Eh bien, ma chérie, nous en parlerons dans la voiture. Je suis certain que vous reviendrez à la raison. Allons ! si vous voulez aller à Milham, il faut monter en voiture, dit-il d’un ton pressant.

Elle était si peu habituée à s’opposer aux vœux de quiconque, obéissante et docile par nature, trop innocente pour soupçonner quelque conséquence nocive. Elle monta en voiture et partit ainsi pour Londres.

=> Quelques mots sur  l’auteur Elizabeth Gaskell