Les souvenirs viennent à ma rencontre

Edgar Morin

Les souvenirs viennent à ma rencontre

Pluriel – 2021

Sur la première page de couverture, Edgar Morin présente son beau visage ridé. Pas de lunettes, quelques cheveux grisonnants, un regard d’une vivacité incroyable. Il a 97 ans.

Au cours des mois qu’il a consacrés à l’écriture de ses souvenirs, il a voyagé. Beaucoup. Amérique du Sud, Californie, Bretagne – qu’il se soit rendu à ces endroits ou à d’autres, peu importe ; ce qui compte, c’est qu’il y a trois ans, il était encore alerte au point de se déplacer au bout du monde. Les festivités organisées en son honneur au cours des dernières semaines et que les médias ont retransmises montrent qu’à 100 ans, il a encore l’esprit aussi vif qu’un gaillard. Quelle joie d’avoir démarré – et terminé – cet essai de son vivant ! A-t-il trouvé la fontaine de jouvence ?

Il commence ses souvenirs par ses rencontres avec la mort au fil des âges, comme s’il voulait la narguer. De manière probablement volontaire, cette entrée en matière lui permet déjà de tracer les grandes lignes de sa vie. La perte de sa mère, la résistance, les voyages, la maladie et les femmes.

Les femmes… Dès les premières pages, on se perd dans les prénoms. Violette, Magda, Edwige, Sabah, Johanne et toutes celles que j’oublie ou qu’il ne nomme pas… Mais quel homme lubrique, cet Edgar ! Un des avantages de vivre cent ans, j’imagine, c’est qu’on peut parler du pétillant de sa vie sans craindre de blesser qui que ce soit. Elles ont toutes disparu, celles qu’il a cocufiées, remplacées, prises sur un simple croisement de regards, en tout cas c’est la facette de ses péripéties qu’il choisit de montrer. Il me plait de penser qu’aucune mémoire n’étant infaillible, il a dû lui arriver plus d’une fois de se tromper de prénom au cours de ses nuits coquines ou de ses réveils douloureux, avant de recevoir le retour de bâton qu’il méritait.

Parce que, évacuons tout de suite ce qui fâche. Qu’Edgar Morin envisage chaque femme qu’il rencontre d’un point de vue charnel – un jouisseur de la vie, a dit de lui une de ses filles – soit. Mais qu’il ne parle d’elles que sous cet angle-là, je ne décolère pas. Monsieur Morin ne lira pas mes mots, je les écrits tout de même. Lui, le scientifique, l’observateur des civilisations, le père de la pensée complexe… Le père de la pensée complexe ! Comment se fait-il que pas une seule fois, il n’évoque la Femme dans toute sa subtilité, jamais ? Ma mère, lorsque nous en avons débattu, l’a défendu et m’a dit « ah mais si, regarde comment il parle de Marguerite Duras ! » Duras, oui. La seule dont il mentionne des statuts d’écrivain, de philosophe, de communiste, de rebelle… Il n’a pas couché avec elle, en effet, et ne se lasse pas de le répéter, d’ailleurs, avec regret. Donc, si on suit sa logique, Marguerite Duras mérite des pages entières dans ce recueil de souvenirs parce qu’elle s’est refusée à lui ? Même Marceline Loridan-Ivens n’a le droit qu’à une petite ligne dans le texte. Elle a du caractère, pourtant, Marceline. Des idéaux. Des combats, qui me semblent proches de ceux d’Edgar Morin. Un passé pas si éloigné du sien, aussi. Alors ? Elle n’existe pas, en tant que personne ? Que sont les femmes, pour Edgar Morin ? De simples partenaires sexuels ? Sommes-nous donc aussi dangereuses que ça ?

Ce sont avec les hommes qu’Edgar Morin observe le monde et débat. C’était le fonctionnement de la France jusqu’à l’éveil du féminisme, on le sait bien. J’aurais attendu d’un sociologue émérite une phrase, rien qu’une, qui m’aurait confirmé que le changement est en marche. Je ne suis pas une féministe militante, mais je finirai par le devenir, si je lis encore un écrit de sociologie contemporain aussi vide sur le sujet.

Une amie auprès de qui j’ai libéré ma colère a hoché la tête et a complété : « et il ne cède pas non plus la place aux Africains, j’imagine, pour plaider leur cause ». Sur ce terrain, je dois dire qu’Edgar Morin n’a pas autant de scrupules qu’avec les femmes. Pas de penseurs africains dans son essai, c’est vrai, mais pour une bonne raison, c’est que s’il a passé de nombreux séjours dans divers pays des continents européen et américain, il n’est pas allé en Afrique ou très peu (il semble s’est arrêté au Maroc), et seulement à de rares occasions en Asie. Or il n’évoque dans ses souvenirs que ce qu’il connait. Force est de constater qu’il n’est pas avare de citations de Mexicains ou de Brésiliens ou encore d’Argentins, lorsqu’il évoque ses voyages dans ces pays-là. Pas de chauvinisme, donc. Juste du machisme.

Ne nous y trompons pas, l’ouvrage est intéressant. Cet homme qui a traversé un siècle entier avec courage, curiosité et esprit critique ne peut, au bilan de sa vie, que dresser un portrait passionnant de la société. La vivacité avec laquelle il raconte son glissement dans la résistance rend ces pages lumineuses. Son analyse du communisme français d’après-guerre est brillante. Elle est autocentrée, bien sûr. Son inimitié avec Jean-Paul Sartre et Jorge Semprun ne laisse aucune place à de l’admiration pour ces hommes et leurs écrits. Il décrit les jeux de pouvoir, les années Thorèz… Une véritable leçon d’histoire. Dans la suite de ses souvenirs, il relate ses voyages sous l’œil infatigable de l’observateur du monde. Mêmes ses anecdotes, légères pour la plupart, permettent de saisir la complexité de ce qui nous entoure. Edgar Morin, en grand spécialiste de la pensée (masculine) complexe, la prouve dans chacune de ses phrases.

Ce texte est peut-être sa dernière dissertation sur la pensée complexe. Il ne la définit pas, il la prouve dans sa narration. Seules les femmes en sont exclues.

=> Quelques mots sur l’auteur Edgar Morin

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Vie et destin

Vassili Grossman

Traduction du russe : Alexis Berelowitch / Anne Coldefy-Faucard

Vie et destin

Editions l’Age d’homme – 1980

 

Il y a de ces livres qu’il est indispensable de lire. De grands romans, dont la civilisation comprend la portée, au point que certains hommes de (peu de) pouvoir cherchent à les faire disparaître. L’histoire de Vie et destin et accessoirement le destin mêlé de Vassili Grossman et de Andreï Sakharov sont d’ailleurs comptés dans la superbe exposition Odyssée des livres sauvés, au Musée de l’imprimerie de Lyon (http://www.imprimerie.lyon.fr/imprimerie/sections/fr/expositions) jusqu’au 22 septembre 2019. Vous y découvrirez des bribes des actes commis par la folie humaine à travers les siècles et serez conforté.e.s dans l’idée que lire, c’est grandir.

Vie et destin, c’est une photographie de Stalingrad fin 1942 – début 1943, à travers une multitude de destins – tragiques, bien évidemment. Vies russes, allemandes, civiles, politiques et militaires, Vassili Grossman aborde tous les champs de l’horreur qu’a traversé cette époque. Et quand je dis qu’il les aborde, en fait il les fouille, il creuse, il déniche le moindre petit détail et l’expose devant nos yeux.

L’écrivain russe adopte un double regard dans l’écriture de ce roman. Chacun de ses points de vue est terrible et accusateur. Journaliste de guerre volontaire pour Krasnaïa Zvezda, le journal de l’Armée rouge, il a couvert la bataille de Stalingrad jusqu’en janvier 1943 ; ses détails des combats, jusqu’à l’anéantissement de la 6° armée allemande, sont d’un réalisme terrifiant. Juif d’origine, il consacre une grande partie du roman au terrible destin des Juifs d’URSS, massacrés par le régime nazi autant que par le stalinisme.

Derrière l’écrivain, l’homme apparait à toutes les pages. Le lecteur vit presque en direct ses overdoses d’écriture, lorsque celle-ci devient impossible tant il est glacé par la cruauté des destins. Vassili Grossman est assis derrière son bureau vingt ans après les faits, les yeux exorbités par ce qu’il a vu de ses propres yeux ou lu dans des témoignages. Il s’arrête d’écrire et regarde, au-delà du visible, ce qu’aucun humain ne devrait avoir à vivre. Les passages du livre les plus difficiles à lire sont bien ceux-là. Pas un détail ne nous est épargné du massacre des populations juives d’Ukraine (vibrant hommage posthume à la mère de Vassili Grossman) ou de la fin inexorable des soldats russes piégés dans la maison en ruine entourée par la 6° armée allemande.

Ce livre est un traité de manipulation et de son pendant, la soumission des victimes. Qu’il est épouvantable et indispensable de lire les descriptions froides de Vassili Grossman ! L’acceptation progressive des Juifs d’Ukraine, à l’aube des chambres à gaz, tandis qu’ils creusent leur propre tombe et s’alignent devant pour mourir proprement, selon les ordres allemands… Le destin de Viktor Pavlovitch, immense physicien russe d’origine juive lui aussi, broyé lentement et méthodiquement par le système stalinien… Le lecteur a forcément moins d’empathie pour Krymov, ce communiste déchu, héros des grands procès staliniens de 1937 et éliminé par ses frères en 1943 ; le personnage semble avoir été créé pour immortaliser les méthodes soviétiques de contrôle des populations – dénonciations, dossiers sur chaque individu, interrogatoires, torture. Son procès dans Vie et Destin, absurde, ne semble écrit que pour rappeler au lecteur que le destin peut se retourner ; dans un régime totalitaire, les actes héroïques du passé peuvent être balayés, du jour au lendemain, d’un simple revers de main.

Régime hitlérien, régime stalinien, mêmes horreurs ? C’est ce que suggère Vassili Grossman, ce qui a tant effrayé son éditeur en 1960 qu’il a transmis le manuscrit de Vie et destin au KGB. Ce dernier a bien tenté de le détruire, mais l’écrivain a réussi à en sauver un exemplaire. Il n’a pas connu sa publication en Occident, survenue vingt ans après sa mort. C’est le sort des livres majeurs, de ceux qu’il est impossible de faire disparaître entièrement et qui, malgré les efforts de certains régimes politiques, passent à la postérité et deviennent légende.

=> Quelques mots sur l’auteur Vassili Grossman

=> Chronique de La petite Notice

=> Reportage sur Vassili Grossman et Vie et destin sur Arte

 

 

La question Némirovsky

Susan Rubin Suleiman

Traducteurs : Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat

La question Némirovsky

Albin Michel – 2017

 

Irène Némirovsky, Juive d’origine russe née en 1903, est décédée à Auschwitz en 1942 après un transit par le camp de Drancy. Ecrivain de talent, elle laisse derrière elle une vingtaine de romans et des dizaines de nouvelles. Ses parents ont émigré en France alors qu’elle avait seize ans ; pourtant, elle a écrit toutes ses œuvres en français.

De son vivant comme à titre posthume, la personnalité de Némirovsky a interrogé de nombreux biographes. En effet, bien que revendiquant son origine juive, elle ne s’est jamais reconnue dans les Juifs immigrés pauvres qui ont fui les pays de l’est de l’Europe pour s’installer en occident. Ses personnages de roman Juifs sont révélateurs de sa prise de position : la plupart d’entre eux sont antipathiques, stéréotypés et incarnent la vision de race, antisémite, vision qui prend de l’ampleur dans les années 1930, jusqu’aux conséquences que l’on connait.

Susan Rubin Suleiman, dans sa biographie richement étayée de la romancière, a pris comme fil conducteur la question de l’identité juive. Que signifie être Juif en 1930 ? Et aujourd’hui ? Et plus particulièrement pour Irène Némirovsky, ses filles Denise et Elisabeth et ses petits-enfants ?

Abordant cette question d’abord d’une manière générale, elle ramène le débat à la vision de la romancière, à travers ses choix personnels puis à travers ses personnages, pour enfin se consacrer à l’héritage qu’elle a laissé à ses filles Denise Epstein et Elisabeth Gille, âgées respectivement de dix et deux ans à sa disparition.

Un œil aiguisé sur l’histoire de la Shoah ne peut qu’être atterré par l’inconscience d’Irène et de son mari, qui n’ont tenté de se faire naturaliser français que trop tard, qui n’ont pas quitté la zone occupée en 1940 contrairement aux personnages de Suite française (Denoël, 2004) ou encore qui ont cherché refuge dans le baptême alors que les lois antisémites tenaient compte des ascendances indépendamment de la pratique religieuse ; être Juif, pour le régime totalitaire de Vichy ou être Juif pour Irène Némirovsky sont deux notions différentes.

La question de la judaïté, pour la romancière, est d’ailleurs une question bien complexe que Susan Rubin Suleiman développe avec force détails. Il est impossible de ne pas ressentir une certaine antipathie pour les choix identitaires de Némirovsky, qui, à travers ses personnages comme dans sa propre vie, construit un mur entre « eux », Juifs émigrés pauvres ghettoïsés et « nous », Juifs assimilés, classe à laquelle elle s’estime appartenir, bien entendu. Dans ses actes, elle se différencie des premiers au point de publier des nouvelles dans des revues réputées antisémites. Ainsi, Susan Rubin Suleiman cite-elle la collaboration de Némirovsky avec la revue Gringoire jusqu’en 1942 ; le 5 février 1937, mais il ne s’agit pas d’un cas isolé, parait dans le même numéro la nouvelle de Némirovsky appelée Fraternité et une tribune antisémite d’Henri Béraud dans laquelle ce dernier dresse une liste d’hommes politiques Juifs qui, d’après lui, ont plongé l’Europe dans la catastrophe. Si Joseph Kessel a cessé de collaborer avec Gringoire à partir de ce moment-là, Némirovsky, elle, a poursuivi la collaboration.

La vie et l’œuvre d’Irène Némirovsky est donc bien une question à part entière. Et à travers elle se pose celle de l’identité, pour chaque personne juive, dans la première moitié du XX° siècle comme aujourd’hui. Susan Rubin Suleiman va d’ailleurs au bout de la question, lorsqu’elle interroge les descendants d’Irène sur leur sentiment identitaire. Si Denise et Elisabeth, à un moment donné de leur vie, ont revendiqué leur origine juive, la réponse est moins évidente pour leurs propres enfants. Je dois avouer à ce stade de ma chronique que cette même question me taraude également depuis de longues années. En quoi suis-je Juive moi-même ? Que faire de mon propre héritage ? Comme pour m’aider dans mon propre cheminement, un des arrières petits-enfants de Némirovsky, Benjamin né en 1979 et enseignant, évoque régulièrement le racisme et la discrimination dans son école primaire de la banlieue nord de Paris. Il « essaie de faire passer le message aux écoliers sans nécessairement mettre à part le racisme contre les Juifs. […] La Shoah, de son point de vue, est une horreur non pas parce que des Juifs ont été tués, mais parce que son objectif était de détruire tout un peuple. »

Pourtant, dans sa conclusion, la biographe constate les progrès de l’antisémitisme actuel et l’inquiétude qu’il génère, au point que « L’émigration des Juifs de France, essentiellement vers Israël, a augmenté de manière spectaculaire entre 2012 et 2014 pour se poursuivre en 2015. » La question identitaire des Juifs reste donc clairement ouverte.

=> Quelques mots sur l’auteur Susan Rubin Suleiman

Le cas singulier de Benjamin T.

Catherine Rolland

Le cas singulier de Benjamin T.

Editions Les Escales – 2018

 

Quels symptômes associez-vous à l’épilepsie ? Les crises ? Les risques d’asphyxie ? Les visions d’un passé vieux de soixante-dix ans ? Ah non, pas ce dernier ? Bizarre. Ça veut dire que vous n’avez pas rencontré Benjamin T. Ni en 2014, ni en 1944.

Car Benjamin oscille entre deux mondes, bien malgré lui, après avoir été intégré dans un protocole pour tester un médicament révolutionnaire. Il ne contrôle pas ses passages d’une vie à l’autre, au point que j’ai moi-même été de nombreuses fois prise littéralement par surprise lorsque Catherine Rolland opère ce basculement par le simple jeu des mots.

Pauvre Benjamin, mari, père et salarié malheureux en 2014, résistant courageux en 1944. Je me suis étonnée de mon empathie pour le héros, pour ses péripéties contemporaines que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, pour ses aventures pendant la Deuxième Guerre mondiale aussi. Au fur et à mesure de ma lecture, je me suis prise de passion pour sa vie passée. Ce n’est qu’un mirage, certes, mais tout de même, on veut savoir : le groupe de résistants réussira-t-il à atteindre la Suisse à travers les cols alpins enneigés ? Qu’adviendra-t-il de Benjamin et de son entourage, à l’une ou l’autre des deux époques ?

Deux histoires en une, donc. Le roman démarre lentement. Un peu trop lentement à mon goût et loin des promesses de la quatrième de couverture. J’ai même craint de m’ennuyer au début de ma lecture. Mais rassurez-vous, dès les premières visions de Benjamin, l’histoire s’emballe. Humour et beauté du texte sont au rendez-vous. Et là, il est difficile de lâcher le livre.

Catherine Rolland sait décrire. J’avais déjà remarqué son incroyable qualité narratrice dans Ceux d’en haut (Les passionnés de bouquins, 2014) et La solitude du pianiste (Les passionnés de bouquins, 2016). Milieu hippique, techniques musicales ou traversée périlleuse à travers les Alpes en plein hiver, l’auteure franco-suisse sait traiter ses sujets avec une telle aisance que le lecteur imagine qu’elle y a passé toute sa vie. Pourtant, elle n’a rien d’une éleveuse de chevaux -compositrice – nonagénaire !

Le cas singulier de Benjamin T., a également une portée philosophique que n’ont pas les autres romans que je viens de citer. Tout comme Voltaire, l’auteure s’interroge sur l’unicité de la destinée. Est-il possible d’influer sur les évènements, de changer l’ordre des choses ? Zadig ne naviguait pas entre deux mondes ; il n’est pas sûr que Benjamin le connaisse d’ailleurs, mais ils se posent tous les deux les mêmes questions. Vous ne connaitrez, comme de juste, le point de vue de l’auteure qu’en lisant ce beau roman !

Bravo à Catherine Rolland pour ce cinquième ouvrage, par lequel elle confirme son talent littéraire.

=> Quelques mots sur l’auteur Catherine Rolland

La petite femelle

 la-petite-femellePhilippe Jaenada

La petite femelle

Editions Julliard, 2015

 

Pauline Dubuisson a tué son amant de trois coups de pistolet le 17 mars 1951. Ce fait divers, considéré à l’époque comme la suite logique du comportement dépravé de la jeune femme depuis son adolescence, a déclenché d’immenses passions. Cette femme a sans doute décroché tous les palmarès possibles de la haine, population et journalistes confondus. Les articles dans la presse au moment du meurtre, au cours du procès, de la libération de Pauline et bien des années après, encore, ne se comptent pas. Des artistes ont également revisité la vie de la meurtrière : au moins sept livres ont été écrits sur elle, dont deux récents : La petite femelle et Je vous écris dans le noir (Jean-Luc Seigle, Flammarion, 2015) ; Brigitte Bardot a enfin immortalisé la jeune femme dans le film La vérité de Clouzot (1960).

D’après Philippe Jaenada, tous ces écrits ont calomnié Pauline ou se sont éloignés de la réalité (comme Je vous écris dans le noir, roman qui la défend). Philippe Jaenada prétend être le premier à avoir tenté de rassembler dans un même ouvrage les évènements dans leur objectivité, des extraits de presse ou des œuvres littéraires, des reprises de l’enquête, du procès, des documents retrouvés dans les archives des différentes prisons où a vécu Pauline. Il ne se prive pas de commentaires pour dénoncer la subjectivité de la justice et des journalistes, qui ont tous condamné la meurtrière bien avant les jurés et leur verdict bâclé.

L’auteur de La petite femelle retrace en détail la vie de Pauline Dubuisson. Il intente un procès contre l’époque d’après-guerre, prompte à condamner les femmes de mauvaise vie : ne pas être mariée à vingt-cinq ans, pire, refuser une demande en mariage, vouloir apprendre un métier et travailler, c’est condamnable selon les codes la société des années 1950. A travers la réhabilitation de Pauline et de nombreuses co-condamnées qui ont subi le même sort qu’elle, il dresse un portrait terriblement accusateur de la justice et des hommes.

La petite femelle est une véritable prouesse littéraire. Un texte aux riches qualités bibliographiques, à la fois cruel et cynique, d’une grande précision scientifique. De son propre aveu, Jaenada avait choisi ce sujet pour pouvoir écrire sur un monstre. C’est au fil de ses recherches, au cours desquelles il semble ne rien avoir mis de côté (aucun document, aucun article de presse, aucun roman), qu’il s’est rendu compte que le portrait de celle qui avait été surnommée « la hyène du Nord » ou encore « la ravageuse » ne correspondait pas à la réalité. Il lui a fallu plus de sept-cents pages pour tracer un portrait sans doute enfin fidèle de Pauline Dubuisson et de quelques autres criminelles, victimes de leur époque et de la domination masculine.

La petite femelle est un cri du cœur pour une justice équitable.

Quoi qu’elles aient fait, je ne peux pas penser sans affection, ni sans un sentiment de deuil, à toutes ces filles réunies dans un même lieu parce trop faibles ou trop fortes, intelligentes ou stupides, indomptables ou matées mais en tout cas écartées, confinées entre elles […]. Il n’y a sans doute aujourd’hui pas moins de femmes incarcérées, voire plus, mais peut-être pas pour les mêmes motifs, pas pour tant de meurtres, d’actes violents et désespérés. Elles étaient dominées, malmenées, elles se débattaient comme elles pouvaient – mal.

=> Quelques mots sur l’auteur, Philippe Jaenada

Les derniers jours de nos pères

Les derniers jours de nos pèresJoël Dicker

Les derniers jours de nos pères

Editions De Fallois, 2012

 

Connaissez-vous le SOE, les services secrets britanniques pendant la Deuxième guerre mondiale ? Je ne connaissais pas, jusqu’à la lecture des Derniers jours de nos pères. Le SOE recrutait et formait des agents secrets pour les envoyer dans les pays en guerre. Souvent natifs de ces pays, ils parlaient parfaitement la langue, se coulaient aisément dans la population par totale maîtrise des coutumes et de la culture locale. Une partie de la résistance française est passée par les centres de formation du SOE, parallèles aux organisations de la Résistance conduites par le Général de Gaulle.

Dans son premier roman, Joël Dicker, aujourd’hui écrivain de grand renom grâce à La vérité sur l’affaire Harry Québert couronné de nombreux prix, raconte sous une forme presque documentaire l’aventure du SOE, à travers l’histoire d’une quinzaine de recrues de la section F consacrée aux missions françaises. En Grande Bretagne, Pal, Claude, Gros, Laura et les autres subissent quatre mois de formation impitoyable dans des centres spécialisés avant d’être envoyés en mission. Sabotage, contre-espionnage, propagande noire, ils sont affectés selon leur spécialité aux différents métiers des services secrets, aux quatre coins de la France.

Fiction ou documentaire ? Les deux et aucun. J’ai été très intéressée par ce roman qui m’a beaucoup appris sur l’organisation et la structuration des services secrets et de la résistance. Je suis pourtant restée sur ma faim : le sujet est abordé de manière assez générale, avec peu de détails sur les difficultés concrètes du terrain, probablement pour laisser de la place à la romance. Quant aux héros, Joël Dicker s’est attaché à décrire leurs états d’âme avec beaucoup de finesse. C’est le moral qui permet aux agents secrets de tenir le coup dans la clandestinité. Constamment recherchés par la Gestapo, ils ne peuvent déjouer les pièges qu’en maîtrisant leur peur. Pourtant, les caractères sont brossés de manière trop grossière. Certains évènements sont tirés par les cheveux, comme si l’auteur avait voulu introduire du piment dans son histoire, sans réussir vraiment à rendre ces épisodes crédibles.

Les derniers jours de nos pères pose une question essentielle et c’est en cela que le livre est fort. De quelle étoffe est fait un héros ? Au nom de la patrie, est-il héroïque de laisser son propre père mourir de désespoir ? La guerre est destructrice, sans aucun doute. Au retour de la paix, les jeunes patriotes seront canonisés par l’Europe entière. Mais leurs fantômes, ces vies qu’ils auront brisées pour sauver le monde de la servitude, ne les lâcheront jamais. Quelle facette de ces résistants est la plus héroïque ? Celle de l’homme ou celle du soldat ?

=> Quelques mots sur l’auteur Joël DICKER

La leçon d’allemand

La leçon d'allemandSiegfried Lenz

La leçon d’allemand

(Deutschstunde)

Editions Robert Laffont – 1971, 2001, 2009

 

L’histoire se déroule dans l’extrême nord de l’Allemagne, à la frontière danoise, sur les bords venteux de la mer du Nord. Siggi Jepsen est adolescent lorsqu’il est enfermé dans un camp de jeunes délinquants pour avoir volé des tableaux de maître, ceux de Max Ludwig Nansen, figure emblématique de l’expressionnisme allemand. Durant son internement, suite à une leçon d’allemand sur « le sens du devoir » où il rend copie blanche, Siggi se voit condamné à rester en cellule jusqu’à ce qu’il produise un texte en adéquation avec la leçon. Siggi prendra sa punition très à cœur ; il passera de longs mois dans sa prison pour livrer à sa conscience, aux psychologues du centre de rééducation et aux lecteurs de La leçon d’allemand une bien fascinante version du « sens du devoir ».

Siggi a onze ans en 1943 lorsque son père, le policier de Rugbüll, se voit chargé d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen de poursuivre son œuvre créatrice. L’ordre provient de Berlin. Le policier Jens Ole Jepsen et le peintre Max Ludwig Nansen sont amis d’enfance. À travers le regard du fils Jepsen, Siegfried Lenz raconte jusqu’où le policier est malgré tout capable d’aller pour faire respecter la loi. Même après que la dictature qui a délivré cet ordre soit tombée. Car peu à peu, les valeurs qui opposent les deux hommes sont telles que le conflit politique va évoluer en règlement de compte personnel. Siggi, fasciné par la peinture de l’artiste, assiste jour après jour au zèle coupable de son père. Il finira par cacher des œuvres pour les sauver, d’abord à la demande de Nansen, puis de manière obsessionnelle, jusqu’à sa condamnation.

Derrière l’histoire et la peinture de Max Ludwig Nansen, flotte l’ombre d’Emil Nolde (1867-1956), jugé contraire à l’idéologie nazie. On devine les couleurs et les tableaux de Nolde derrière l’écriture de Siegfried Lenz : « Le soleil se couchait derrière la digue, exactement comme le peintre lui avait appris à le faire sur papier fort, non perméable : il sombrait, il s’égouttait pour ainsi dire dans la mer du Nord, en filaments de lumière rouges, jaunes, sulfureux ; de sombres lueurs fleurissaient les crêtes des vagues. »

Aucune scène de l’histoire ne se joue sur le front, pourtant la guerre est omniprésente dans La leçon d’allemand : Klaas, le frère de Siggi, est déserteur ; Jens, comme la plupart des habitants de Rugbüll, sympathisant nazi. Tous souffrent des privations liées au rationnement. Tous observent impuissants les bombardements des avions alliés. Siegfried Lenz, choisissant l’innocence de l’enfance pour évoquer ces thèmes, les traite avec une sublime légèreté : « J’entendis le chantonnement de plus en plus rapproché d’un moteur sur la mer du Nord. […] Le bruit se rapprochait si vite que je braquais mes yeux vers la digue. Je fermais un œil et, grâce aux quatre fils de téléphone superposés, je découpais, disons voir en tranches, l’horizon au-dessus de la digue. […] Ma mitrailleuse, je pointais sur la digue ma mitrailleuse invisible : ils pouvaient venir maintenant. »

Engagé dans les jeunesses hitlériennes dès l’âge de treize ans, Siegfried Lenz a été incorporé dans la marine en 1943. Il finira par déserter. Avec La leçon d’allemand écrit en 1968, il connaîtra un succès mondial. Ce roman est aujourd’hui étudié dans toutes les universités germaniques de par le monde.

Siegfried Lenz s’est éteint en octobre 2014 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Est-ce sa disparition qui a donné envie à Lionel Duroy de lui rendre hommage, dans son roman Échapper, publié chez Julliard en 2015 ?

=> Quelques mots sur l’auteur Siegfried LENZ

Et tu n’es pas revenu

Et tu n'es pas revenuMarceline LORIDAN-IVENS et Judith PERRIGNON

Et tu n’es pas revenu

Grasset, 2015

 

Les témoignages des rescapés des camps de concentration durant la seconde guerre mondiale sont nombreux. Parmi les plus connus, il y a celui, pris sur le vif, de Primo Levi, ou celui écrit avec cinquante années de recul par Jorge Semprun. Et tu n’es pas revenu, le livre de Marceline Loridan-Ivens, est plus qu’un témoignage. Il s’agit d’une réponse à la dernière lettre que Marceline recevra de son père, tandis qu’elle lutte pour sa survie à Birkenau et lui pour la sienne, à Auschwitz.

Ce billet que son père réussira à lui faire passer, Marceline en a oublié le contenu. « Ta lettre […] me parlait probablement d’espoir et d’amour mais il n’y avait plus d’humanité en moi, j’avais tué la petite fille, je creusais tout près des chambres à gaz, chacun de mes gestes contredisait et enterrait tes mots. » L’espoir, l’amour ou l’avenir sont autant de noms vides de sens, dans un camp où « le futur dure cinq minutes ». Marceline revenue à la vie est hantée par cet ultime message d’amour de son père, tout comme par sa prophétie formulée à Drancy, peu après leur arrestation « Toi tu reviendras parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas. »

Pourquoi est-ce elle qui est revenue, alors que tout le monde attendait que ce soit le père ? Comment se reconstruire, aux côtés des êtres aimants qui ne peuvent pas comprendre l’horreur ? Ils ne peuvent pas la comprendre, mais ils en meurent, des années plus tard, comme Michel ou Henriette, « morts des camps sans jamais y être allés ».

Marceline Loridan-Ivens écrit ce livre à quatre-vingt six ans, après être devenue une cinéaste accomplie. Au travers de ses films qui militent pour la libération de peuples, elle aura longtemps espéré régler le problème juif. L’avenir lui prouve que rien n’est réglé. Même Israël, après n’avoir été longtemps qu’un pays opprimé, devient un pays suspect aux yeux des opinions publiques.

Et tu n’es pas revenu est une longue confession de Marceline Loridan-Ivens. Elle interroge le passé et le présent. Elle voudrait fuir le monde pour retourner à son enfance, au cocon dans lequel elle vivait entourée de l’amour de son père. Mais la prophétie de celui-ci l’en empêche. « J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. ». Aussi, son dernier message est-il destiné à ses lecteurs. Elle aimerait pouvoir penser, maintenant qu’elle est à son tour sur le départ, que ça valait le coup de revenir des camps.

Grand prix du documentaire ELLE 2016

=> Quelques mots sur l’auteur Marceline LORIDAN-IVENS

=> Quelques mots sur l’auteur Judith PERRIGNON