« Tu vois un peu où ça nous mène, quand tu confonds Victor Hugo avec Margaret Mitchell ?
— Margaret Mitchell ? Mais bien sûr ! C’était elle, évidemment ! Quelle idiote je suis, quand même. »
Il a levé les bras au ciel.
Nous approchions de la maison. À la vue des rues familières, nos pas se sont allongés. Nous avons pris l’allure automatique des matins pressés. Nos mains ont retrouvé les gestes mécaniques du devoir. Finie l’escapade, nous étions de retour dans notre quotidien minuté.
« Damien, tu rentres payer la baby-sitter ? Je prends le courrier et je te suis.
— Non, je t’attends. Je n’ai pas de sous.
— Tiens, mon porte-monnaie.
— Non, non, je préfère rester avec toi. »
À ces mots, je ne sais pas ce qui m’a pris. C’était comme une cloche qui aurait sonné l’alarme. Un voile noir devant mes yeux. Dans mes oreilles, ça s’est mis à bourdonner. Ma respiration s’est hachée. J’ai commencé à trembler, tellement fort que j’en ai fait tomber mon trousseau de clés. Pourtant, une petite voix me suggérait encore de me calmer. Je me suis forcée à inspirer profondément. Je me suis accroupie en me concentrant sur chaque mouvement, sur chaque muscle de mes jambes et de mon dos. Mes clés bien en mains, je me suis relevée lentement. J’aurais peut-être réussi à me maîtriser s’il n’avait pas choisi ce moment-là pour s’inquiéter.
« Chérie, ça ne va pas ? »
Sa question était sincère, bien entendu. Mais moi, sur le moment, je n’y ai vu que de la provocation. La petite voix de la conciliation n’a rien pu faire devant le sourd grondement qui montait en moi.
« Alors comme ça, tu veux rester avec moi ? Tu veux pas payer la baby-sitter ?
— Je préfère t’attendre, je t’ai dit.
— Ah oui. Tu veux m’attendre. Ça t’arrive de faire des choses, des fois, plutôt que d’attendre ? »
Je pense qu’il n’a pas réalisé la force de l’orage qui le menaçait.
« Oui, je crois. Tu penses à quoi ?
— Bonne question. J’ai tellement le sentiment de tout faire à la maison que si je commence, je ne m’arrête pas avant demain soir. On y va ? Je commence ?
— Véronique…
— Elle est ici, Véronique, pas de panique. Fidèle au poste. Toujours prête. Faut payer la baby-sitter ? Non seulement je vais la payer, mais en plus j’ai prévu l’argent liquide en quantité suffisante pour le faire. Par ailleurs, le repas est déjà prêt. Et les enfants ont terminé leurs devoirs, ça aussi j’y ai veillé avant qu’on aille au ciné. Parce que tu vois, si je ne m’en étais pas souciée, on aurait cette corvée à faire encore ce soir. Ou plutôt j’aurais cette corvée à faire, parce que je peux pas compter sur toi.
— Arrête. Ça suffit.
— Ça suffit, tu dis ? Ça fait des années que je me tais. Que j’accepte tout. Que je fais la bonniche. Est-ce que tu t’en rends compte, au moins ? Non, bien sûr. Tu te laisses porter par la vie. T’as un boulot chiant, OK. Je l’ai compris, ça. T’as un boulot de merde et quand tu rentres, t’as besoin de repos. Et moi, alors ? Tu t’es déjà posé la question, si j’aimerais pas me laisser porter par la vie, moi aussi ? Mettre les pieds sous la table en rentrant du boulot ? Car moi aussi je travaille, je te rappelle. Pas autant que toi, certes. Pas de responsabilités ni rien, mais c’est normal, je suis une femme. J’ai pas besoin de m’éclater dans mon job puisque tu le fais pour deux. Puisque je dois démissionner à chaque fois que tu es muté. Un idéal de vie pour toi, hein ? Une famille au garde-à-vous, prête à faire les paquets en fonction de tes promotions professionnelles. C’est la belle vie, ça, hein ? »
Damien ne me regardait plus. Il avait les yeux braqués sur la rue.
« C’est quoi, payer la baby-sitter ? La fin du monde ? Tu sais pas faire ? Tu sais plus compter ? T’en payes pas, des fournisseurs, au boulot ? Quand tu m’emmènes au ciné, comme cet après-midi, c’est un faire-valoir ? Une façon de m’acheter ? »
Sa gifle est partie tellement vite qu’elle m’a fait vaciller sur mes jambes. J’ai marqué un temps d’arrêt.
« J’ai besoin d’une présence plus solide à côté de moi à la maison. J’ai besoin que tu prennes les rênes de la famille en main, que tu affirmes ta présence. J’en peux plus de tout gérer. Ras-le-bol de faire le gendarme tout le temps. De faire le taxi pour toutes les activités. Et le foot, l’année prochaine t’y as pensé ? Il y tient maintenant, Sam, tu lui as promis. Tu t’es renseigné sur les dates d’inscription ? Non, bien sûr. Encore une chose que je vais devoir gérer en catastrophe parce que t’y as pas pensé. Tu t’es interrogé, ne serait-ce qu’une seule fois, sur mon bien-être à moi ? Sur mon équilibre, mes envies ? Sur le temps que je consacre à mon propre repos ? »
S’il en avait écouté davantage, il m’aurait battue, je crois. Il m’a tourné le dos et il est rentré chez nous.
Je suis restée un instant hébétée dans le hall. Ma joue me brûlait. La baby-sitter allait sortir d’un instant à l’autre pour regagner ses pénates trois étages plus haut. Je me suis précipitée dans la rue.
Épuisée, je me suis appuyée contre le mur de l’immeuble. J’ai appelé Marjorie.
« Je peux passer te voir ?
— Ouh, toi ma belle, t’as une mauvaise voix… »