De si braves garçons

Patrick Modiano

De si braves garçons

Editions Gallimard, 1982

Banlieue parisienne, entre 1956 et 1960. Patrick Modiano est interne dans un collège huppé de la banlieue parisienne. L’allée, le Château, les grandes pelouses, les réfectoires, la Cour de la confédération. Rien que les appellations éveillent la nostalgie. Pour figer l’ambiance, il fallait la magie de Modiano. Succès assuré.

Oui, mais pour moi, ce livre est loin d’une simple distraction littéraire. Le collège de Valvert, c’est le bâtiment fermé au public que j’ai toujours connu. Il s’agit du domaine du Montcel, au centre de Jouy en Josas dans les Yvelines. Modiano ne nomme pas le village. Il a rebaptisé certains noms, mais il est impossible à une native de là de ne pas reconnaître la rue du Docteur Kurzenne dans la rue du Docteur-Dordaine. De ne pas reconnaître la salle des fêtes de mon mariage, dans le cinéma aux portes marron à hublots. De même, l’avenue bordée de tilleuls qui monte vers la rue du Docteur-Dordaine est celle où j’ai réussi à m’arrêter sans trop savoir comment, après avoir dévalé quatre marches avec la voiture de mon frère, le lendemain de l’obtention de mon permis de conduire.

Jouy en Josas, la ville d’Oberkampf, inventeur d’une technique d’impression sur toile au début du XIXe siècle, dite « toile de Jouy ». Une petite ville tranquille où coule la Bièvre, que Modiano cite souvent dans son récit. A l’époque de l’écrivain, elle ruisselait en cascade. Aujourd’hui, je ne saurais dire. Elle est en partie souterraine et ne réjouit plus le regard que dans un jardin public, sur une longueur de quelques centaines de mètres tout au plus.

De si braves garçons plante le décor, du moins son point de départ, au collège de Valvert où Modiano a séjourné. Le livre se lit comme une succession de portraits d’adolescents et leurs alter egos adultes. Portrait de la haute société parisienne, habitants de Neuilly, Bougival, Passy, Trocadéro. Qu’ont-ils donc de plus que ceux du Fond de l’Etang que Gérard Juniot tente de faire chanter, ces jeunes garçons de Valvert ? A lire le roman de Patrick Modiano, rien qu’un porte-monnaie garni. Les adolescents dont il relate l’histoire sont tout autant délaissés et malaimés que leurs équivalents des classes moins favorisées. Les adultes que forgent l’école et l’abandon parental, pour beaucoup d’entre eux, sont oisifs, drogués ou sans repères. Ils étaient de si braves garçons, pourtant. Les liens qu’ils ont créés entre eux sont éternels. Leurs espiègleries innombrables. Leurs souvenirs vivaces. Lorsqu’au hasard des rencontres, ils se retrouvent adultes, la nostalgie reprend le dessus et fait oublier quelque temps le dur quotidien de la jeunesse dorée.

Patrick Modiano n’a pas aimé ses années passées au collège du Montcel, le fait est connu. Il en a même été renvoyé. Dans son récit Un pedigree (Gallimard, 2006), il se livre davantage que dans De si braves garçons : « A l’école du Montcel se trouvaient des enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus. Je me souviens d’un Brésilien qui fut pendant longtemps mon voisin de dortoir, sans nouvelles de ses parents depuis deux ans, comme s’ils l’avaient mis à la consigne d’une gare oubliée ».

De nombreuses autres personnalités d’aujourd’hui ont séjourné au Montcel. Parmi elles, Michel Sardou, Patrice Balkany, Jean-Michel Ribes. Une école prestigieuse ? Un refuge ? Un modèle d’éducation rigoriste ? Je vous laisse juger dans quelle mesure un passage par ce lieu a pu influer sur le devenir adulte des jeunes garçons.

Pour en savoir plus sur le séjour de Patrick Modiano au Montcel : https://www.jouyenvironnementpatrimoine.fr/patrimoine-1/patrick-modiano-%C3%A0-jouy/l-adolescence-l-ecole-du-montcel/

=> Quelques mots sur l’auteur, Patrick Modiano

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Les vies multiples d’Amory Clay

William Boyd

Traductrice : Isabelle Perrin

Les vies multiples d’Amory Clay

Editions du Seuil – 2015

 

Si vous aimez les biographies, vous serez servi. Si au contraire vous préférez les romans, Les vies multiples d’Amory Clay en est un. William Boyd a en effet écrit une biographie d’une photographe imaginaire, née en 1908, décédée en 1983. Anglaise, très impliquée dans son époque, photographe de mode puis de guerre, elle a navigué dans tellement de sphères différentes que sa vie aurait été passionnante. Si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer. William Boyd colle à cet adage et invente cette artiste de toutes pièces, ainsi que les autres héros qui gravitent autour.

Le roman, puisqu’il s’agit d’un roman, donc, fourmille de dates, de photographies, de références, au point que je me suis précipitée sur internet pour en savoir un peu plus sur l’héroïne une fois le roman terminé. De ce point de vue technique, le livre est très bien écrit. L’auteur décrit les époques que traverse son héroïne à travers l’œil d’un photographe. Un peu de technique, détails des clichés, prix, âpre concurrence entre professionnels, critiques… Tout un univers est étalé dans les pages du livre. C’est intéressant, captivant parfois.

Mais pourtant… je ne peux pas dire que j’ai aimé à la folie. Loin de moi l’idée de brandir l’étendard en criant « je savais », car non, je n’avais pas deviné qu’Amory Clay était le pur fruit d’une imagination, de même pour Jean-Baptiste Charbonneau et probablement l’ensemble des personnages de l’histoire. C’est difficile de deviner, vraiment. Je n’ai donc pas compris l’artifice avant de chercher sur internet, mais maintenant que je sais, je dois dire que je ne suis pas surprise. Sans être spécialiste des biographies, loin de là, j’en ai lu quand même un nombre conséquent. Et celle-ci m’a laissée sur ma faim sur bien des points.

Le plan global de l’histoire, pour commencer. Elle est trop hachée. Pas ou peu de liens entre les différents épisodes de la vie professionnelle d’Amory. J’ai lu chaque partie du livre comme des histoires indépendantes et j’en ai été gênée. Il m’a manqué tout au long du récit un fil rouge que l’on trouve régulièrement dans les biographies.

Amory est photographe de guerre, pourtant William Boyd consacre une partie trop petite du roman aux deux périodes de conflits qu’elle couvre. Pourquoi ? Je me suis demandé, en lisant ces passages, s’il connaissait son sujet. L’auteur utilise des artifices pour sortir des difficultés inhérentes à l’écriture d’un récit de guerre. Il contourne le terrain, ne rentre pas dans le fond et préfère évoquer des sujets mineurs, comme par exemple la décision de l’héroïne de photographier les camps militaires plutôt que les scènes de combats.

Les personnages manquent d’âme. Je suis très attachée aux portraits, en général ; dans Les vies multiples d’Amory Clay, ils sont trop techniques, académiques. Ils manquent de profondeur. Par exemple, la pause familiale d’Amory entre deux périodes de vie active peut se comprendre, certes. Mais le récit est artificiel. On ne ressent pas le débat intérieur que la jeune femme a sûrement dû mener avant de mettre de côté son activité professionnelle, passionnante et dévoreuse de temps. Je n’ai pas réussi à rentrer dans cette partie du roman qui m’a paru déplacé.

J’ai donc lu Les vies multiples d’Amory Clay comme une biographie, mais comme une biographie de qualité moyenne. Le déroulé historique se tient, mais pas la vie de l’héroïne. A quand une vraie biographie, dans laquelle William Boyd pourrait présenter ses réelles qualités de biographe ?

=> Quelques mots sur l’auteur William Boyd

L’éducation d’un malfrat

Edward Bunker

L’éducation d’un malfrat

Traducteur : Freddy Michalsky

Editions Payot & Rivages, 2001

 

 

Edward Bunker, écrivain américain admiré par James Ellroy et William Styron, se met à nu dans son autobiographie. Chaotique ne serait pas un terme assez fort pour décrire les quarante premières années de sa vie, au cours desquelles il a passé dix-huit dans une des prisons les plus dures des Etats-Unis.

L’éducation d’un malfrat peut se lire comme un roman. Si l’auteur parle à la première personne du singulier, s’il ne fait aucun doute qu’il parle de lui, de ses échecs et de ses errances, il raconte aussi une époque et un milieu social. C’est sans doute la qualité de cette narration qui m’a attirée dès les premières pages et m’a intéressée jusqu’à la dernière. Le roman est pourtant dense (plus de 600 pages dans la version poche).

Incapable de s’intégrer dans la société, Edward Bunker a commencé à fuguer à sept ans, a connu les maisons de redressement et les internements pour mineurs dès la petite adolescence. Il a été incarcéré à San Quentin en Californie à l’âge de seize ans. Son dossier pesait déjà lourd : c’est au quartier des criminels les plus endurcis qu’il est affecté.

L’éducation d’un malfrat décrit minutieusement deux décennies de gestion de la délinquance, entre 1945 et 1965, aux Etats-Unis. L’univers carcéral est décortiqué à la loupe, comme dans un essai sociologique. Edward Bunker n’accuse pas ; il analyse les sources de la violence, l’absence d’espoir, la montée du racisme et son paroxysme dans les années 1960. Il explique les moyens d’éviter les coups de surin et autres actes de folie meurtrière. Il ne fait pas de procès au système carcéral, mais dénonce les coups et blessures infligés par les matons aux prisonniers récalcitrants. Y a-t-il un moyen de rédemption ? Il n’en voit qu’un seul : l’acquisition de connaissances.

Voici l’autre volet de cette passionnante autobiographie. Vers ses seize ans, l’auteur est embauché par Mrs Hal Wallis, une ancienne actrice du cinéma muet qui consacre sa vie à sauver des vies d’enfants. Il travaillera quelques mois pour elle ; si cette période ne lui permet pas de s’amender tout de suite, elle lui ouvre de nouveaux horizons qu’il ne saura exploiter que des années plus tard. Pour lui, la sortie de l’impasse est passée par l’écriture. Il en écrira cinq avant d’être publié et de se sauver.

Tranche d’histoire des Etats-Unis, aperçu d’une société aux codes terribles, implacable essai de criminologie, voilà en quoi consiste L’éducation d’un malfrat. Une œuvre bouleversante.

=> Quelques mots sur l’auteur Edward Bunker

Les « Mères » Lyonnaises et Auvergnates

Bernard BOUCHEIX

Les « Mères » Lyonnaises et Auvergnates

Editions Créer – 2017

 

La Mère Quinton, la Mère Fillioux et la Mère Bizolon, trois figures emblématiques de la gastronomie française de la Belle Epoque et des Années Folles. La première est auvergnate, les deux autres sont lyonnaises. Restaurant gastronomique et bouchon lyonnais, clientèle de luxe, bourgeoise ou ouvrière, ces trois grandes cuisinières incarnent différents mouvements gastronomiques. Bernard Boucheix a choisi de les regrouper dans une même biographie sous prétexte de la réunion récente des régions Auvergne et Rhône-Alpes au sein d’une même grande région.

Je suis tellement désolée, lorsque je referme un livre, déçue… Le prologue, culpabilisant et moralisateur sur la malbouffe d’aujourd’hui, m’a mise mal à l’aise. Il utilise l’évolution des mœurs pour justifier une biographie sur la gastronomie. Pourquoi pas. Mais poussons dans ce cas le raisonnement de l’auteur jusqu’au bout : si aujourd’hui on mange mal et vite, des trois modèles culinaires présentés dans cet ouvrage, seuls le premier et le deuxième peuvent être considérés comme des exemples à suivre. Et encore !

Bernard Boucheix tente des parallèles entre les trois restauratrices. Il parle d’une « même histoire commune ». Je ne suis pas convaincue par son raisonnement. Elles sont toutes les trois de racine paysanne et ont parlé un patois local avant de parler français ; c’est peu, pour justifier d’une histoire commune. D’ailleurs, les pages dédiées à l’une ou l’autre des trois « Mères » ne sont pas construites sur le même plan. Le plan des chapitres consacrés aux deux premières est en plus confus et peu convaincant. De la « Mère Quinton », l’auteur évoque les mondanités (le couple d’amants qu’elle a couverts et le Cabaret Belle Meunière à l’Exposition Universelle 1900) et ouvre le débat l’émigration auvergnate au fil des siècles ; quel rapport ? La « Mère Fillioux » est davantage évoquée derrière ses fourneaux ; le lecteur a même le droit à une recette de poularde pochée. Elle sert de prétexte à une réflexion sur l’identité gastronomique de l’Auvergne et de Lyon, sur la naissance des Chocolats Voisin et la consommation des crêpes et beignets ; je ne vois pas de lien avec la cuisinière. La « Mère Bizolon » est la seule « Mère » de cet ouvrage dont le chapitre dédié est entièrement consacré à sa vie et aux bouchons lyonnais qu’elle a si bien incarnés. Ce chapitre décrit de manière intéressante les différences culturelles entre les bouchons fréquentés par des ouvriers et la haute gastronomie raffinée et luxueuse. C’est le seul chapitre de cet ouvrage qui m’a vraiment intéressée.

Hormis des précisions sur la vie de la « Mère Bizolon » qui, des trois, est probablement la femme d’exception la plus admirable, je n’ai rien appris. La biographie est décousue, mal écrite. Des propos convenus hors contexte (sur le jazz, le surréalisme, le music-hall et j’en passe). Des digressions personnelles tout à fait inutiles. Des répétitions d’idées entre le prologue, le contenu et l’épilogue, qui fatiguent la lecture. La tentative d’unité régionale Auvergne-Rhône-Alpes à travers cet ouvrage n’a aucun intérêt. Heureusement, de nombreuses illustrations d’époque agrémentent le récit et le rendent plus vivant, surtout celles sur lesquelles figure la « Mère Bizolon », moins statiques que les poses des autres « Mères » ou les cartes postales paysagères.

Je regrette de fermer l’ouvrage sur cette note négative, d’autant plus qu’il a suscité en moi de l’intérêt pour ces trois femmes, mais sans l’assouvir.

=> Quelques mots sur l’auteur Bernard Boucheix

Mes souvenirs de Jane Austen

mes-souvenirs-de-jane-austenJames Edward Austen-Leigh

Traducteur : Guillaume Villeneuve

Mes souvenirs de Jane Austen

Editions Bartillat – 2016 (première publication anglaise – 1869)

 

Ma passion pour les romans de Jane Austen ne va pas jusqu’à dévorer toutes les biographies qui ont pu être écrites sur elle. Celle-ci est la toute première que je lis ; il se trouve qu’elle est assez remarquable pour mériter qu’on s’y arrête.

Tout d’abord, elle est écrite par un homme. Du vivant de Jane Austen et dans le demi-siècle qui a suivi, contrairement à aujourd‘hui, ses admirateurs étaient autant des hommes que des femmes. Le Prince-Régent en 1815 (le futur roi George IV), lui fait même transmettre le message qu’il « admirait beaucoup ses romans ; qu’il les lisait souvent et en gardait une collection dans chacune de ses résidences ». Certains critiques de l’époque, comme l’archevêque Whately (1787-1863) ou Lord Macaulay (1800-1859) ont expliqué « pourquoi la plus haute place doit être attribuée à Jane Austen, en tant que dessinatrice fidèle de caractère, et pourquoi on doit la classer parmi ceux qui ont le plus approché, à cet égard, le grand maître Shakespeare ». Austen comparée à Shakespeare… Ceux d’entre vous qui n’avez rien lu d’elle, il n’est pas trop tard !

James Edward Austen-Leigh est un neveu de Jane Austen, le fils de son frère aîné James. Premier biographe de la romancière, il l’a connue intimement dans sa jeunesse : il avait dix-neuf ans à son décès. Son texte est de ce fait empli d’une réelle sensibilité et d’une grande retenue. Il annonce d’emblée qu’il ne dévoilera rien de l’intimité familiale ; il met au contraire l’accent sur la discrétion de la famille Austen, tout comme sur la modestie et la réserve de l’écrivain, qui n’avait de liens qu’avec sa famille et ses amis proches.

Le texte est articulé autour de la vie de la romancière, des personnalités qui l’ont admirée, des critiques positives mais également négatives qui ont pu paraître de son vivant et surtout, très attendu certainement par la plupart des amateurs de ses romans, du contexte des créations d’Austen et d’une analyse de quelques-uns des personnages mythiques qu’elle a laissés aux générations futures. Quelques merveilleux plaisirs austéniens ont une belle place dans cette biographie : James Edward Austen-Leigh a intégré des lettres de Jane dans son essai, lettres introduites et expliquées. Il dévoile également ce que, dans l’esprit de sa tante, deviendront plusieurs de ses personnages secondaires après la fin de ses romans (Miss Steele, Kitty et Mary Bennet, Mr Woodhouse…). Cerise sur le gâteau, il intègre à son ouvrage une première version de la fin de Persuasion, ainsi que quelques échantillons d’un roman commencé et jamais achevé. Que des régals pour le lecteur !

Il fait de nombreuses allusions aux romans de Jane Austen et effectue une analyse tout à fait contemporaine de la perception qu’ont les lecteurs de ses personnages « les Dashwood et les Bennet, les Bertram et les Woodhouse, les Thorpe et les Musgrove, devenus des hôtes familiers au coin du feu de tant de familles, où ils sont aussi personnellement connus que s’ils étaient des voisins de chair ! » Il est sans doute préférable d’avoir lu quelques romans de l’écrivain pour apprécier pleinement cet ouvrage.

James Edward Austen-Leigh ne pouvait pas deviner l’emprise que l’œuvre de sa tante aurait sur les générations du XX° et du XXI° siècle. Il semble que l’intérêt des lecteurs ait évolué, cependant. Austen a souhaité décrire la vie réelle et « la supériorité des principes nobles sur les bas, celle de la magnanimité sur la pusillanimité », ce qui ne correspond pas aux attentes de la majorité des lecteurs, je devrais dire des lectrices d’aujourd’hui. La lectrice moyenne du XXI° siècle est en quête de romantisme exacerbé dans les intrigues amoureuses d’Austen, ce qui, je pense, n’est pas l’intérêt premier d’Orgueil et préjugés et des cinq autres romans. Lire cette biographie permettra sans doute de replacer les œuvres de la romancière dans le registre souhaité par l’auteur.

=> Quelques mots sur l’auteur James Edward Austen-Leigh

Bathazar Grimod de la Reynière : un gastronome à la table des lumières

balthazar-g-de-la-reyniereJean Haechler

Bathazar Grimod de la Reynière

Un gastronome à la table des lumières

Editions Séguier – 2016

 

Balthazar Grimod de la Reynière (1758-1837) était un bien étrange personnage. S’il fallait le résumer en quelques mots, ce serait impossible. Essayons tout de même une synthèse, si mauvaise soit-elle, des 278 pages écrites par Jean Haechler : de naissance noble, Balthazar Grimod de la Reynière a été (entre autres) philosophe, épicurien, critique d’art, guide gastronomique, avocat et épicier. N’oublions pas, essentiel, d’évoquer aussi son infirmité : Balthazar Grimod de la Reynière est né sans mains.

Rejeté par ses parents, esprit brillant, notre homme a vécu toute sa vie dans un anticonformisme facilité par l’opulence financière de ses parents. Il ne voulait peut-être pas épouser la noblesse de cour à laquelle appartenait sa mère mais n’a pas pour autant refusé de puiser dans les deniers familiaux. Opportuniste, Balthazar ?

Rejeté par les femmes, il a développé une misogynie féroce qui se lit dans de nombreux propos que cite Jean Haechler. Mesdames, si vous n’êtes ni actrice, ni belle, vous n’avez aucune chance de l’intéresser, ni lui ni aucun de ses amis. Faites-en le deuil tout de suite, ça vaudra mieux.

Passionné d’art, de théâtre en particulier, à vingt-trois ans il est devenu membre de l’Académie des Arcades de Rome où siégeaient déjà Fontenelle et Voltaire. Quelques extraits de ses critiques de pièces et de jeux d’acteurs figurent dans la biographie ; on aimerait en savoir davantage, tant elles brillent par leur spiritualité et la profondeur de leur contenu.

Avocat, après un grand scandale auquel il s’est bêtement mêlé, ses parents l’ont exilé dans un couvent puis à Lyon où il s’est essayé au commerce, ce qui a sauvé sa tête pendant la Terreur.

Et tout au long de sa vie, gourmand à l’instar de son grand-père et de son père, il a toujours défendu la bonne chair, jusqu’à créer un jury dégustateur de renommée internationale, écrire un Almanach des Gourmands et divers autres textes consacrés aux règles de l’art culinaire, de la table ou de l’hospitalité. La deuxième partie de la biographie est exclusivement consacrée à ces ouvrages.

La vie du héros, mouvementée, se prête volontiers à une écriture vive et envolée. Jean Haechler a réussi à éviter les propos dogmatiques et a rendu son texte vivant et même passionnant. Il a rassemblé une masse documentaire énorme et s’en est servi à profusion pour enrichir son récit. Quel régal ! Les références aux écrits de Grimod de la Reynière sont légion mais l’historien puise ses sources également au sein des lettres rédigées par certains des amis du gastronome, voire, en citant toujours ses sources, au sein de biographies antérieures à la sienne.

Je formulerais tout de même une critique et hélas, elle est de taille, même si elle s’adresse à l’éditeur Séguier et non à l’auteur : la taille des caractères choisis pour l’impression, en particulier dans les extraits de lettres (et ils sont nombreux), est tellement petite qu’il m’était tout simplement impossible de lire l’ouvrage à la lumière artificielle. Les notes de bas de page, intéressantes au point qu’elles auraient pu être intégrées au corps du texte, sont encore plus petites. J’ai dû, avec beaucoup de regret, abandonner la lecture de certaines d’entre elles en raison de la fatigue visuelle qu’elles m’ont occasionnées.

 

Voici, pour l’agrément de ma chronique, quelques citations issues des écrits de Grimod de la Reynière et repris par Jean Haechler. Elles ne manquent pas de piment. Je les ai choisies dans le strict domaine de la gourmandise façon Grimod, dans le but de parfaire les qualités d’hôte de chacun de mes lecteurs et leur rappeler quelques règles élémentaires de l’art de la gastronomie, pour le cas où elles leur auraient échappé !

« Est-il une femme, tant jolie que vous la supposiez, eut-elle la tête de Mme Récamier, le port de Mlle George Weimer, les grâces enchanteresses de Mme Henri Belmont, l’éclat et l’appétissant embonpoint de Mlle Emilie Contat, la bouche et le sourire de Mlle Arsène, etc. etc. qui puisse valoir ces admirables perdrix de Cahors, du Languedoc et des Cévennes, dont le fumet divin l’emporte sur tous les parfums de l’Arabie ? »

« Il est rare que l’on prie des dames à déjeuner ; si l’on y admet quelques-unes, ce sont, ou des femmes galantes, ou des dames très indulgentes à tout ce qui tient à l’étiquette ; car un déjeuner n’est agréable qu’autant qu’on en a banni toute espèce de gêne : c’est pour cela qu’on ne permet jamais aux valets d’y paraître. »

« Il n’est pas moins nécessaire d’avoir les pieds chauds tandis qu’on mange. Des boules d’étain remplies d’eau à 60 degrés, et qui, incrustées dans le plancher, feraient exactement le tour de la table, nous paraissent un moyen sûr d’entretenir cette partie du corps, qui influe si puissamment sur les organes de la digestion, dans le degré de chaleur qu’elle doit toujours avoir sur les gourmands. »

« Il est important de faire ici une observation sur l’énonciation de l’heure. Il existe à Paris trois manières de la déterminer, qu’il est bon de connaître afin de n’arriver ni trop tôt, ni trop tard. Ainsi cinq heures par exemple signifie six heures ; cinq heures précises, cinq heures et demie ; et cinq heures très précises, cinq heures. Avec cette règle invariable, l’on ne se trompera point et l’on ne fera jamais attendre. »

« Les morceaux [de tête de veau] les plus distingués sont d’abord les yeux, ensuite les bajoues, puis les tempes, puis les oreilles, enfin la langue que l’on met ordinairement sur le gril, panée et sous une sauce appropriée. On a soin de servir avec chacun des morceaux ci-dessus désignés, une portion de la cervelle qu’on puise dans le crâne, dont la partie supérieure a dû être enlevée avant de mettre sur table. »

« Les truffes ne sont, à Paris, réellement bonnes, (c’est-à-dire parfaitement mûres et éminemment parfumées) que vers les fêtes de Noël, après les premières fortes gelées ; plus tôt, elles ne sont pas encore mûres, et n’ont guère plus de saveur que des morilles. Laissons donc aux petits-maîtres ignorants, aux gourmets imberbes, aux palais sans expérience, la petite gloriole de manger les premières truffes. »

=> Quelques mots sur l’auteur Jean Haechler

La petite femelle

 la-petite-femellePhilippe Jaenada

La petite femelle

Editions Julliard, 2015

 

Pauline Dubuisson a tué son amant de trois coups de pistolet le 17 mars 1951. Ce fait divers, considéré à l’époque comme la suite logique du comportement dépravé de la jeune femme depuis son adolescence, a déclenché d’immenses passions. Cette femme a sans doute décroché tous les palmarès possibles de la haine, population et journalistes confondus. Les articles dans la presse au moment du meurtre, au cours du procès, de la libération de Pauline et bien des années après, encore, ne se comptent pas. Des artistes ont également revisité la vie de la meurtrière : au moins sept livres ont été écrits sur elle, dont deux récents : La petite femelle et Je vous écris dans le noir (Jean-Luc Seigle, Flammarion, 2015) ; Brigitte Bardot a enfin immortalisé la jeune femme dans le film La vérité de Clouzot (1960).

D’après Philippe Jaenada, tous ces écrits ont calomnié Pauline ou se sont éloignés de la réalité (comme Je vous écris dans le noir, roman qui la défend). Philippe Jaenada prétend être le premier à avoir tenté de rassembler dans un même ouvrage les évènements dans leur objectivité, des extraits de presse ou des œuvres littéraires, des reprises de l’enquête, du procès, des documents retrouvés dans les archives des différentes prisons où a vécu Pauline. Il ne se prive pas de commentaires pour dénoncer la subjectivité de la justice et des journalistes, qui ont tous condamné la meurtrière bien avant les jurés et leur verdict bâclé.

L’auteur de La petite femelle retrace en détail la vie de Pauline Dubuisson. Il intente un procès contre l’époque d’après-guerre, prompte à condamner les femmes de mauvaise vie : ne pas être mariée à vingt-cinq ans, pire, refuser une demande en mariage, vouloir apprendre un métier et travailler, c’est condamnable selon les codes la société des années 1950. A travers la réhabilitation de Pauline et de nombreuses co-condamnées qui ont subi le même sort qu’elle, il dresse un portrait terriblement accusateur de la justice et des hommes.

La petite femelle est une véritable prouesse littéraire. Un texte aux riches qualités bibliographiques, à la fois cruel et cynique, d’une grande précision scientifique. De son propre aveu, Jaenada avait choisi ce sujet pour pouvoir écrire sur un monstre. C’est au fil de ses recherches, au cours desquelles il semble ne rien avoir mis de côté (aucun document, aucun article de presse, aucun roman), qu’il s’est rendu compte que le portrait de celle qui avait été surnommée « la hyène du Nord » ou encore « la ravageuse » ne correspondait pas à la réalité. Il lui a fallu plus de sept-cents pages pour tracer un portrait sans doute enfin fidèle de Pauline Dubuisson et de quelques autres criminelles, victimes de leur époque et de la domination masculine.

La petite femelle est un cri du cœur pour une justice équitable.

Quoi qu’elles aient fait, je ne peux pas penser sans affection, ni sans un sentiment de deuil, à toutes ces filles réunies dans un même lieu parce trop faibles ou trop fortes, intelligentes ou stupides, indomptables ou matées mais en tout cas écartées, confinées entre elles […]. Il n’y a sans doute aujourd’hui pas moins de femmes incarcérées, voire plus, mais peut-être pas pour les mêmes motifs, pas pour tant de meurtres, d’actes violents et désespérés. Elles étaient dominées, malmenées, elles se débattaient comme elles pouvaient – mal.

=> Quelques mots sur l’auteur, Philippe Jaenada

Victor Hugo vient de mourir


Judith PERRIGNON

Victor Hugo vient de mourir

L’Iconoclaste – 2015

 

Qui connait l’histoire du Panthéon à Paris ? Celle de la République encore balbutiante ? Les débuts des syndicats ouvriers, les mouvements anarchistes qui ont tant fait frémir le Ministère de l’Intérieur à la fin du XIX° siècle ?

Avec la narration des quelques jours qui séparent la mort de Victor Hugo le 22 mai 1885 de ses funérailles nationales une semaine plus tard, ce sont ces différents pans de l’histoire de France qu’aborde Judith Perrignon dans Victor Hugo vient de mourir. Elle raconte l’homme politique, le républicain, l’ami des pauvres qui, tous, s’ils ne l’ont pas lu, pleurent sa mort et aimeraient pouvoir assister à ses funérailles.

La plume de Judith Perrignon est admirable. Tout comme dans Et tu n’es pas revenu, biographie co-écrite avec Marceline Loridan-Ivens, ses mots de velours touchent. Selon la volonté de l’auteur, le lecteur devient tour à tour anonyme dans la foule des badauds, anarchiste tenant son drapeau, préfet de police ou mouchard.

Ce roman est d’une grande actualité ; il ne semble pas inutile de rappeler aujourd’hui les luttes et la misère qui ont précédé les acquis sociaux, un peu trop facilement remis en cause par les politiciens du XXI° siècle.

C’est elle, la poésie, qui dirait le mieux les rues fébriles à la mort du poète, cette chose indéfinissable qui engourdit le pays, le dernier souffle d’Hugo comme un vent fort, qui ne faiblit pas, tourne, de jour comme de nuit, d’où vient-il ?

=> Quelques mots sur l’auteur Judith Perrignon

Mille et un morceaux

1001 morceauxJean-Michel RIBES

Mille et un morceaux

Editions de l’Iconoclaste, 2015

 

Jean-Michel Ribes a écrit son autobiographie ? Quelle idée saugrenue ! Une biographie a un relent de bilan. De clôture. Si le directeur du Théâtre du Rond-Point, promoteur des auteurs vivants, décidait de mettre un terme à sa carrière, il me semble que ce n’est pas sous cette forme qu’il l’annoncerait. Le coup d’éclat serait plus fort. Plus décalé.

Alternant chapitres courts rédigés sous forme de nouvelles et de miettes, associations d’idées sur des personnes ou des sujets qui l’inspirent, Jean-Michel Ribes raconte son enfance, ses débuts dans le théâtre et nombre d’anecdotes d’artiste. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de règlements de comptes savoureux à vocation voyeuriste et mercantile, mais du regard acéré d’un homme de théâtre expérimenté sur le monde qu’il fréquente. Et comme le réalisateur de Merci Bernard et de Palace ne peut pas rester sérieux, l’humour et la dérision pimentent ce récit fin et émouvant, pour traiter les sujets les plus légers comme les plus douloureux.

Ainsi, lorsqu’il évoque la mort de Reiser en 1983 : « Je ne sais pas ce qu’a de si particulier ce putain de cimetière mais beaucoup de mes amis s’y rendent une fois qu’ils sont partis. Je finis par me demander s’il n’y a pas de souterrains menant dans des caves où ils se retrouvent tous pour rigoler ensemble. C’est là peut-être qu’il faudra que je les rejoigne un jour. »

La plume de Jean-Michel Ribes est parfois implacable. Native de Jouy en Josas, je n’ai pas pu m’empêcher de frémir devant son attaque en règle du système éducatif de la prestigieuse école du Montcel, fierté de la commune de mes parents, où, quelque temps après Patrick Modiano, il a également passé quatre années dans des conditions effroyables, presque inhumaines.

Elle est drôle, merveilleusement drôle dès les premières lignes, comme lorsqu’il raconte sa première rencontre avec Jean Mercure, défiguré par un chat au moment de conclure avec son hôte la création de L’Odyssée pour une tasse de thé.

Elle est également hantée par la mort, sujet sur lequel Jean-Michel Ribes revient fréquemment, avec souffrance et humour, comme dans le chapitre Départs où il raconte le décès de quatre comédiens et d’un buraliste qu’il a fréquentés. La dérision est un mécanisme de défense bien connu.

Drôle et implacable y compris pour traiter de la douleur, voilà ce qui pourrait résumer Mille et un morceaux. Un peu prétentieux, aussi, mais quel artiste ne l’est pas ? Certaines anecdotes sont tellement truculentes qu’on ne peut que s’interroger sur les frontières entre vécu et imaginaire. Jean-Michel Ribes le soutient mordicus, d’ailleurs : le monde réel ne l’intéresse pas. Je me suis perdue un peu dans la longueur du récit, faute de posséder tous les repères indispensables pour savourer jusqu’au bout cet ouvrage. Bilan d’une génération, il s’adresse sans doute à un public plus averti que moi, qu’une génération sépare de l’auteur. Mais je recommande Mille et un morceaux à tout lecteur, quel que soit son âge, amateur de théâtre. Il se plongera dans les coulisses du métier avec délice.

=> Quelques mots sur l’auteur Jean-Michel RIBES

Lucie Dreyfus ou la femme du capitaine

Lucie DreyfusElisabeth WEISSMAN

Lucie Dreyfus – La femme du capitaine

Editions Textuel, 2015

 

Qui connaît le rôle joué par Lucie dans l’Affaire Dreyfus ? Nombreux sont les dreyfusards dont le nom est passé à la postérité. Parmi eux, le frère d’Alfred, Mathieu Dreyfus, le poète Bernard Lazare, le colonel Georges Picquart et bien sûr Émile Zola et Jean Jaurès. Ceux-là ont œuvré pour la revisitation du procès du capitaine, puis pour sa réhabilitation. Lucie, elle, a œuvré à son maintient en vie, jour après jour, durant toutes ces années de longue et atroce détention sur l’Île du diable, en Guyane.

Élisabeth Weissman signe avec ce roman un documentaire parmi tant d’autres parus depuis un siècle. L’Affaire y est décrite avec ses nombreuses péripéties, toujours sous l’angle de vue des partisans de Dreyfus. Nombreuses sont les sources documentaires qu’elle cite. Parmi elles et non des moindres, Hannah Arendt, Joseph Reinach, Philippe Oriol et bien sûr le capitaine lui-même. L’originalité de cet essai réside dans l’intégration, aux côtés de ces différentes sources historiques, d’extraits de lettres échangées entre Lucie et Alfred durant les dix années qu’a duré l’Affaire, ainsi que des confidences de Lucie à sa grande amie Hélène Naville, durant la même période.

Le roman débute d’ailleurs avec la correspondance entre Lucie et Hélène, mettant l’accent dès les premières pages sur la force de caractère de Lucie qui se trouve parachutée malgré elle dans un combat d’hommes. Elle n’a que 25 ans en 1894.

Lucie Dreyfus naît dans un siècle où les femmes de sa classe sociale, la grande bourgeoisie, sont destinées à une vie de femmes d’intérieur, toutes à leurs tâches domestiques. Malgré son jeune âge, malgré son sexe, Lucie va œuvrer autant que ces messieurs à la réhabilitation de son mari. Elle n’utilisera pas les prétoires et autres salles d’audience, elle n’assistera même pas aux différents procès. Elle jouera pourtant un rôle essentiel, fournissant à son mari la force de résister aux sévices moraux et physiques qui lui sont infligés au quotidien. Sans Zola et son vibrant J’accuse, Dreyfus n’aurait pas été acquitté. Sans Lucie et l’énergie vitale qu’elle a instillé goutte à goutte à son mari, celui-ci n’aurait probablement pas survécu à ses conditions de détention sur l’Île du diable.

 

Les lettres de Lucie Dreyfus sont un passionnant témoignage de l’Histoire, tant leur contenu est riche sur le déroulement de l’Affaire. Elles éclairent aussi le lecteur du XXI° siècle sur les mœurs de la bourgeoisie française de l’époque, sur l’organisation domestique et le niveau d’implication des femmes dans la politique. N’oublions pas que les femmes n’ont acquis le droit de vote en France qu’en 1944. Lucie, soutenue tout au long du combat par des mouvements féministes, est loin d’en être une.

Ce livre est le premier que je lis sur l’Affaire Dreyfus et j’y ai trouvé un vif intérêt. J’ai regretté quelques longueurs, notamment sur la fin. C’était oublier que l’affaire juridique n’est que le point de départ de la vie extraordinaire de Lucie Dreyfus ; son sens civique et son goût du dévouement ne se sont pas arrêtés avec la réhabilitation de son mari. Elle fera des études d’infirmière. Elle rassemblera autour d’Alfred, jusqu’à son décès en 1935, les dreyfusards inconditionnels. Hélas, l’antisémitisme la rattrapera. Sa famille ne sortira pas indemne du fascisme.

Un documentaire dense mais assez facile à lire. Passionnant.

=> Quelques mots sur l’auteur Elisabeth WEISSMAN