Vie et destin

Vassili Grossman

Traduction du russe : Alexis Berelowitch / Anne Coldefy-Faucard

Vie et destin

Editions l’Age d’homme – 1980

 

Il y a de ces livres qu’il est indispensable de lire. De grands romans, dont la civilisation comprend la portée, au point que certains hommes de (peu de) pouvoir cherchent à les faire disparaître. L’histoire de Vie et destin et accessoirement le destin mêlé de Vassili Grossman et de Andreï Sakharov sont d’ailleurs comptés dans la superbe exposition Odyssée des livres sauvés, au Musée de l’imprimerie de Lyon (http://www.imprimerie.lyon.fr/imprimerie/sections/fr/expositions) jusqu’au 22 septembre 2019. Vous y découvrirez des bribes des actes commis par la folie humaine à travers les siècles et serez conforté.e.s dans l’idée que lire, c’est grandir.

Vie et destin, c’est une photographie de Stalingrad fin 1942 – début 1943, à travers une multitude de destins – tragiques, bien évidemment. Vies russes, allemandes, civiles, politiques et militaires, Vassili Grossman aborde tous les champs de l’horreur qu’a traversé cette époque. Et quand je dis qu’il les aborde, en fait il les fouille, il creuse, il déniche le moindre petit détail et l’expose devant nos yeux.

L’écrivain russe adopte un double regard dans l’écriture de ce roman. Chacun de ses points de vue est terrible et accusateur. Journaliste de guerre volontaire pour Krasnaïa Zvezda, le journal de l’Armée rouge, il a couvert la bataille de Stalingrad jusqu’en janvier 1943 ; ses détails des combats, jusqu’à l’anéantissement de la 6° armée allemande, sont d’un réalisme terrifiant. Juif d’origine, il consacre une grande partie du roman au terrible destin des Juifs d’URSS, massacrés par le régime nazi autant que par le stalinisme.

Derrière l’écrivain, l’homme apparait à toutes les pages. Le lecteur vit presque en direct ses overdoses d’écriture, lorsque celle-ci devient impossible tant il est glacé par la cruauté des destins. Vassili Grossman est assis derrière son bureau vingt ans après les faits, les yeux exorbités par ce qu’il a vu de ses propres yeux ou lu dans des témoignages. Il s’arrête d’écrire et regarde, au-delà du visible, ce qu’aucun humain ne devrait avoir à vivre. Les passages du livre les plus difficiles à lire sont bien ceux-là. Pas un détail ne nous est épargné du massacre des populations juives d’Ukraine (vibrant hommage posthume à la mère de Vassili Grossman) ou de la fin inexorable des soldats russes piégés dans la maison en ruine entourée par la 6° armée allemande.

Ce livre est un traité de manipulation et de son pendant, la soumission des victimes. Qu’il est épouvantable et indispensable de lire les descriptions froides de Vassili Grossman ! L’acceptation progressive des Juifs d’Ukraine, à l’aube des chambres à gaz, tandis qu’ils creusent leur propre tombe et s’alignent devant pour mourir proprement, selon les ordres allemands… Le destin de Viktor Pavlovitch, immense physicien russe d’origine juive lui aussi, broyé lentement et méthodiquement par le système stalinien… Le lecteur a forcément moins d’empathie pour Krymov, ce communiste déchu, héros des grands procès staliniens de 1937 et éliminé par ses frères en 1943 ; le personnage semble avoir été créé pour immortaliser les méthodes soviétiques de contrôle des populations – dénonciations, dossiers sur chaque individu, interrogatoires, torture. Son procès dans Vie et Destin, absurde, ne semble écrit que pour rappeler au lecteur que le destin peut se retourner ; dans un régime totalitaire, les actes héroïques du passé peuvent être balayés, du jour au lendemain, d’un simple revers de main.

Régime hitlérien, régime stalinien, mêmes horreurs ? C’est ce que suggère Vassili Grossman, ce qui a tant effrayé son éditeur en 1960 qu’il a transmis le manuscrit de Vie et destin au KGB. Ce dernier a bien tenté de le détruire, mais l’écrivain a réussi à en sauver un exemplaire. Il n’a pas connu sa publication en Occident, survenue vingt ans après sa mort. C’est le sort des livres majeurs, de ceux qu’il est impossible de faire disparaître entièrement et qui, malgré les efforts de certains régimes politiques, passent à la postérité et deviennent légende.

=> Quelques mots sur l’auteur Vassili Grossman

=> Chronique de La petite Notice

=> Reportage sur Vassili Grossman et Vie et destin sur Arte

 

 

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La question Némirovsky

Susan Rubin Suleiman

Traducteurs : Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat

La question Némirovsky

Albin Michel – 2017

 

Irène Némirovsky, Juive d’origine russe née en 1903, est décédée à Auschwitz en 1942 après un transit par le camp de Drancy. Ecrivain de talent, elle laisse derrière elle une vingtaine de romans et des dizaines de nouvelles. Ses parents ont émigré en France alors qu’elle avait seize ans ; pourtant, elle a écrit toutes ses œuvres en français.

De son vivant comme à titre posthume, la personnalité de Némirovsky a interrogé de nombreux biographes. En effet, bien que revendiquant son origine juive, elle ne s’est jamais reconnue dans les Juifs immigrés pauvres qui ont fui les pays de l’est de l’Europe pour s’installer en occident. Ses personnages de roman Juifs sont révélateurs de sa prise de position : la plupart d’entre eux sont antipathiques, stéréotypés et incarnent la vision de race, antisémite, vision qui prend de l’ampleur dans les années 1930, jusqu’aux conséquences que l’on connait.

Susan Rubin Suleiman, dans sa biographie richement étayée de la romancière, a pris comme fil conducteur la question de l’identité juive. Que signifie être Juif en 1930 ? Et aujourd’hui ? Et plus particulièrement pour Irène Némirovsky, ses filles Denise et Elisabeth et ses petits-enfants ?

Abordant cette question d’abord d’une manière générale, elle ramène le débat à la vision de la romancière, à travers ses choix personnels puis à travers ses personnages, pour enfin se consacrer à l’héritage qu’elle a laissé à ses filles Denise Epstein et Elisabeth Gille, âgées respectivement de dix et deux ans à sa disparition.

Un œil aiguisé sur l’histoire de la Shoah ne peut qu’être atterré par l’inconscience d’Irène et de son mari, qui n’ont tenté de se faire naturaliser français que trop tard, qui n’ont pas quitté la zone occupée en 1940 contrairement aux personnages de Suite française (Denoël, 2004) ou encore qui ont cherché refuge dans le baptême alors que les lois antisémites tenaient compte des ascendances indépendamment de la pratique religieuse ; être Juif, pour le régime totalitaire de Vichy ou être Juif pour Irène Némirovsky sont deux notions différentes.

La question de la judaïté, pour la romancière, est d’ailleurs une question bien complexe que Susan Rubin Suleiman développe avec force détails. Il est impossible de ne pas ressentir une certaine antipathie pour les choix identitaires de Némirovsky, qui, à travers ses personnages comme dans sa propre vie, construit un mur entre « eux », Juifs émigrés pauvres ghettoïsés et « nous », Juifs assimilés, classe à laquelle elle s’estime appartenir, bien entendu. Dans ses actes, elle se différencie des premiers au point de publier des nouvelles dans des revues réputées antisémites. Ainsi, Susan Rubin Suleiman cite-elle la collaboration de Némirovsky avec la revue Gringoire jusqu’en 1942 ; le 5 février 1937, mais il ne s’agit pas d’un cas isolé, parait dans le même numéro la nouvelle de Némirovsky appelée Fraternité et une tribune antisémite d’Henri Béraud dans laquelle ce dernier dresse une liste d’hommes politiques Juifs qui, d’après lui, ont plongé l’Europe dans la catastrophe. Si Joseph Kessel a cessé de collaborer avec Gringoire à partir de ce moment-là, Némirovsky, elle, a poursuivi la collaboration.

La vie et l’œuvre d’Irène Némirovsky est donc bien une question à part entière. Et à travers elle se pose celle de l’identité, pour chaque personne juive, dans la première moitié du XX° siècle comme aujourd’hui. Susan Rubin Suleiman va d’ailleurs au bout de la question, lorsqu’elle interroge les descendants d’Irène sur leur sentiment identitaire. Si Denise et Elisabeth, à un moment donné de leur vie, ont revendiqué leur origine juive, la réponse est moins évidente pour leurs propres enfants. Je dois avouer à ce stade de ma chronique que cette même question me taraude également depuis de longues années. En quoi suis-je Juive moi-même ? Que faire de mon propre héritage ? Comme pour m’aider dans mon propre cheminement, un des arrières petits-enfants de Némirovsky, Benjamin né en 1979 et enseignant, évoque régulièrement le racisme et la discrimination dans son école primaire de la banlieue nord de Paris. Il « essaie de faire passer le message aux écoliers sans nécessairement mettre à part le racisme contre les Juifs. […] La Shoah, de son point de vue, est une horreur non pas parce que des Juifs ont été tués, mais parce que son objectif était de détruire tout un peuple. »

Pourtant, dans sa conclusion, la biographe constate les progrès de l’antisémitisme actuel et l’inquiétude qu’il génère, au point que « L’émigration des Juifs de France, essentiellement vers Israël, a augmenté de manière spectaculaire entre 2012 et 2014 pour se poursuivre en 2015. » La question identitaire des Juifs reste donc clairement ouverte.

=> Quelques mots sur l’auteur Susan Rubin Suleiman

D. L’affaire Dreyfus revisitée

DRobert HARRIS

D. L’affaire Dreyfus revisitée

Plon, 2014

 

En six mois, voici le deuxième roman que je lis sur l’affaire Dreyfus. Le premier, Lucie Dreyfus – La femme du capitaine (paru aux Editions Textuel, 2015), est un essai écrit par Elisabeth Weissman, dont le personnage central est Lucie, la femme d’Alfred Dreyfus.

D. est un roman basé sur l’affaire qui a secoué la France au tournant du XX° siècle. Pas de sources documentaires, donc. Ayant un souvenir encore très précis de la biographie d’E.Weissman, je retrouve dans le roman de Harris les faits significatifs de l’affaire, à la nuance près qu’il a choisi George Picquart comme narrateur. Le commandant Picquart a joué un rôle mineur dans l’arrestation du capitaine en 1894. Convaincu de sa culpabilité, ce n’est que deux ans plus tard, lorsqu’il découvre par hasard l’identité du véritable traître, qu’il comprend l’erreur formidable dont est victime Dreyfus et qu’il tente de rétablir la vérité.

Avant d’être un livre sur Dreyfus, D. est un livre sur un scandale d’Etat, sur l’antisémitisme et la succession des mensonges dont a été coupable l’état major de l’armée, au point de maintenir prisonnier à l’Ile du Diable un innocent, innocenter un coupable et accuser de mensonges et de félonie un commandant honnête, dont le seul crime a été de vouloir mettre en lumière les faits inouïs qui ont conduit Alfred Dreyfus en détention dans des conditions dignes du Moyen-Age.

Oubliez Dreyfus et placez l’histoire dans une république balbutiante où l’armée, toute puissante, peut commettre des exactions indignes, en toute impunité. Voilà les ingrédients d’un livre d’espionnage rassemblés. C’est le défi que s’est lancé Robert Harris. Le résultat est très bon. Roman en deux parties au rythme dynamique, dans lequel Picquart apparait comme un militaire avant tout, antidreyfusard incontestable, puis peu à peu guidé par sa conscience, indépendamment de son idéologie, au risque de se perdre lui-même. Sans connaître l’histoire de France, le lecteur pourrait dévorer les six-cents pages du roman en méditant sur notre chance extraordinaire : notre pays est une démocratie depuis si longtemps qu’une telle succession d’erreurs et de lâchetés ne peut pas s’y produire aujourd’hui. Robert Harris a-t-il voulu lancer un avertissement aux démocraties, pour rappeler leur fragilité ?

=> Quelques mots sur l’auteur Robert Harris

Lucie Dreyfus ou la femme du capitaine

Lucie DreyfusElisabeth WEISSMAN

Lucie Dreyfus – La femme du capitaine

Editions Textuel, 2015

 

Qui connaît le rôle joué par Lucie dans l’Affaire Dreyfus ? Nombreux sont les dreyfusards dont le nom est passé à la postérité. Parmi eux, le frère d’Alfred, Mathieu Dreyfus, le poète Bernard Lazare, le colonel Georges Picquart et bien sûr Émile Zola et Jean Jaurès. Ceux-là ont œuvré pour la revisitation du procès du capitaine, puis pour sa réhabilitation. Lucie, elle, a œuvré à son maintient en vie, jour après jour, durant toutes ces années de longue et atroce détention sur l’Île du diable, en Guyane.

Élisabeth Weissman signe avec ce roman un documentaire parmi tant d’autres parus depuis un siècle. L’Affaire y est décrite avec ses nombreuses péripéties, toujours sous l’angle de vue des partisans de Dreyfus. Nombreuses sont les sources documentaires qu’elle cite. Parmi elles et non des moindres, Hannah Arendt, Joseph Reinach, Philippe Oriol et bien sûr le capitaine lui-même. L’originalité de cet essai réside dans l’intégration, aux côtés de ces différentes sources historiques, d’extraits de lettres échangées entre Lucie et Alfred durant les dix années qu’a duré l’Affaire, ainsi que des confidences de Lucie à sa grande amie Hélène Naville, durant la même période.

Le roman débute d’ailleurs avec la correspondance entre Lucie et Hélène, mettant l’accent dès les premières pages sur la force de caractère de Lucie qui se trouve parachutée malgré elle dans un combat d’hommes. Elle n’a que 25 ans en 1894.

Lucie Dreyfus naît dans un siècle où les femmes de sa classe sociale, la grande bourgeoisie, sont destinées à une vie de femmes d’intérieur, toutes à leurs tâches domestiques. Malgré son jeune âge, malgré son sexe, Lucie va œuvrer autant que ces messieurs à la réhabilitation de son mari. Elle n’utilisera pas les prétoires et autres salles d’audience, elle n’assistera même pas aux différents procès. Elle jouera pourtant un rôle essentiel, fournissant à son mari la force de résister aux sévices moraux et physiques qui lui sont infligés au quotidien. Sans Zola et son vibrant J’accuse, Dreyfus n’aurait pas été acquitté. Sans Lucie et l’énergie vitale qu’elle a instillé goutte à goutte à son mari, celui-ci n’aurait probablement pas survécu à ses conditions de détention sur l’Île du diable.

 

Les lettres de Lucie Dreyfus sont un passionnant témoignage de l’Histoire, tant leur contenu est riche sur le déroulement de l’Affaire. Elles éclairent aussi le lecteur du XXI° siècle sur les mœurs de la bourgeoisie française de l’époque, sur l’organisation domestique et le niveau d’implication des femmes dans la politique. N’oublions pas que les femmes n’ont acquis le droit de vote en France qu’en 1944. Lucie, soutenue tout au long du combat par des mouvements féministes, est loin d’en être une.

Ce livre est le premier que je lis sur l’Affaire Dreyfus et j’y ai trouvé un vif intérêt. J’ai regretté quelques longueurs, notamment sur la fin. C’était oublier que l’affaire juridique n’est que le point de départ de la vie extraordinaire de Lucie Dreyfus ; son sens civique et son goût du dévouement ne se sont pas arrêtés avec la réhabilitation de son mari. Elle fera des études d’infirmière. Elle rassemblera autour d’Alfred, jusqu’à son décès en 1935, les dreyfusards inconditionnels. Hélas, l’antisémitisme la rattrapera. Sa famille ne sortira pas indemne du fascisme.

Un documentaire dense mais assez facile à lire. Passionnant.

=> Quelques mots sur l’auteur Elisabeth WEISSMAN