L’ombre du vent

Carlos Ruiz Zafon

L’ombre du vent

Traducteur : François Maspero

Grasset – 2004

 

 

Voici un roman pour le moins incroyable et qui porte formidablement bien son titre. Tout n’est que brouillard, dans cette histoire. Un Cimetière des Livres oubliés, accessible à quelques rares passionnés qui ont juré de ne jamais révéler le secret. Un homme de l’ombre à la peau de lézard, qui surgit des coins sombres, menaçant. Un clochard aux multiples vies, plus érudit que n’importe quel libraire. Une ancienne préceptrice d’enfants qui attend la mort dans un obscur hospice pour les vieux. Une ville dont l’auteur et ses personnages s’emparent, souvent de nuit. Une époque, aussi, lourd passé pour l’Espagne du XX° siècle, où il n’était d’aucune utilité de demander secours à une police corrompue. Sans parler de Daniel, le jeune lecteur de dix ans, qui découvre les écrits de Julian Carax de vingt ans son aîné, auteur maudit dont l’enfant va épouser la cause et la vie.

Je serais passée complètement à côté de ce livre, si un groupe de lecture ne m’avait pas invitée à le découvrir. Et quelle découverte… Il a différents niveaux de lecture. Roman noir, roman d’amour, roman initiatique, roman fantastique, roman surréaliste, roman politique. C’est une œuvre fondamentalement espagnole, truffée de références littéraires dont je ne possède pas le millième. Au cours de ma lecture, j’ai bavé d’envie de pénétrer derrière Daniel dans les rayonnages du Cimetière des Livres oubliés et de la librairie de son père, de toucher les couvertures des vieux livres qui reposent là, de humer l’odeur de la poussière de cuir et de papier. J’ai eu peur en suivant Daniel et Fermin dans leurs pérégrinations nocturnes. J’ai suffoqué de colère en apprenant le sort des jeunes femmes, cloîtrées par leur père et leurs frères dès lors qu’elles ont commis l’irréparable.

Il est difficile d’en dire davantage sur ce roman. Si vous ne le connaissez pas, lisez-le. Il est long, mais construit sur tellement d’intrigues entremêlées qu’il est difficile de le lâcher, une fois démarré.

Prix du meilleur livre étranger en 2004.

=> Quelques mots sur l’auteur Carlos Ruiz Zafon

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Mala Vida

Mala VidaMarc FERNANDEZ

Mala Vida

Préludes, 2015

 

Sous Franco et même au-delà, près de 300000 bébés nés dans des familles républicaines ont peut-être été volés pour être donnés à des familles à l’idéologie plus proche du franquisme. Ce scandale national que des associations tentent d’éclaircir pour faire justice est encore un tabou en Espagne aujourd’hui.

Marc Fernandez se base sur cette affaire d’Etat pour raconter l’histoire d’Isabel Ferrar, avocate française d’origine espagnole. Pour médiatiser l’affaire, elle prend la tête d’une association composée de mères et de pères d’enfants disparus. Dans le même temps, le lecteur comprend rapidement qu’elle joue dans cette histoire un rôle qu’on n’attendrait pas de la part d’une juriste.

Mala Vida a dès les premières pages un parfum de Millenium de Stieg Larsson. Une dénonciation d’un scandale d’Etat, une victime sexy, un journaliste d’investigation fumeur et buveur, une détective dévouée et un juge qui a les cojones d’ouvrir une enquête, le tout dans un contexte politique aux relents de dictature, les ingrédients sont réunis pour un bon thriller politique que l’on reposerait en rêvant d’une démocratie qui n’en porterait pas que le nom. Sauf que la mayonnaise ne prend pas.

Le style, déjà, manque de poésie. Des répétitions de débutant, des lourdeurs fatigantes. A se demander si l’éditeur a joué son rôle de correcteur.

L’histoire, ensuite, n’est pas crédible. Je ne souhaite pas dévoiler ce que de futurs lecteurs aimeraient peut-être découvrir par eux-mêmes, mais enfin. Une avocate brillante et engagée ferait-elle justice elle-même tout en étant porte-parole de tout un mouvement ? Difficile d’y croire.

Le fil de l’intrigue, enfin, est d’une pauvreté presque pitoyable. Les liens entre les personnages beaucoup trop faciles, imposés pour la commodité de l’histoire. Le lecteur ne saura pas ce que contiennent les dossiers sur les bébés volés ; il n’en connaitra que l’épaisseur en centimètres de papiers.

Si le thème est passionnant, le lecteur n’en verra que la carcasse. Histoire non creusée vécue par des personnages fades racontés dans un style d’une grande pauvreté. Quel dommage !

=> Quelques mots sur l’auteur Marc FERNANDEZ

L’homme qui aimait les chiens

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L’homme qui aimait les chiens

Métailié – 2011

 

Le 10 juin 2015, Leonardo Padura s’est vu décerner le prix Princesse des Asturies des lettres, un des prix les plus prestigieux d’Espagne. Le jury a souhaité saluer l’auteur cubain pour son œuvre symbole de « dialogue et de liberté ».

Ce prix me remplit tellement de joie que je souhaite profiter de cette occasion pour rendre mon modeste hommage personnel à cet admirable auteur. Et comme c’est l’objectif de cette page du blog, je le ferai au travers d’une critique de son livre probablement le plus connu, L’homme qui aimait les chiens, paru en 2011 en France.

Ce livre retrace les destins croisés de deux hommes : Lev Davidovitch alias Trotski durant ses années d’exil de 1929 à sa mort en 1940 et Ramon Mercader, communiste espagnol, choisi par Staline pour être son bras armé dans l’assassinat de Trotski. Un troisième personnage, imaginaire celui-là, recueille à son insu la confession de Ramon Mercader au crépuscule de sa vie. Quoi de plus « paduresque » que cet Ivàn passionné de chiens, comme Mercader et comme Trotski ! Il va promener le lecteur dans le Cuba politique et social, des années 1970 à nos jours. Dialogue et liberté. L’hommage rendu à Leonardo Padura à Madrid consacre toute son œuvre. On retrouve le sens et la force de ces deux mots dans chacun de ses livres, y compris dans cette fresque historique majestueuse.

Dans L’homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura analyse avec une finesse qui illustre la qualité de son travail de recherche, les ficelles tirées par Staline pour dominer le monde. Le lecteur assiste à la double destruction de l’individu et de la pensée. A travers des bonds et des rebonds qui le tiennent en haleine jusqu’à la dernière ligne, il découvre des pages majeures de l’histoire européenne relatées avec une implacabilité glaçante : l’anéantissement du rêve communiste en Espagne et en URSS, la traque psychologique puis l’assassinat de Trotski, les grands procès staliniens de 1936 et 1937, le pacte entre Hitler et Staline… En parallèle, comme s’il visionnait un film de guerre, il apprend l’art de formater un simple communiste espagnol en soldat de Staline, rouage majeur dans sa lutte à mort contre Trotski.

On dirait une fiction. Et pourtant ça ne l’est pas. Padura retrace les destins imbriqués de Trotski et de Mercader au travers de la plume d’Ivàn, et arrive à la même conclusion chez les trois hommes : ils ont été tous les trois des communistes sincères et ils ont fini par perdre la foi. Situation aberrante, Mercader tue Trotski alors même qu’aucun des deux hommes ne croit plus en la Révolution.

En 1970, le personnage de Trotski était à peine connu à Cuba ; tout au plus était-il mentionné vaguement, en tant que traître et de renégat. Ce personnage de perdant a intrigué Leonardo Padura, surtout après sa lecture de quelques livres d’Orwell qui circulaient en douce à Cuba, comme La Ferme des animaux ou, quelque temps plus tard, 1984.

Traître et renégat ? Staline a systématisé l’épuration politique et intellectuelle en URSS, installant un régime de terreur qui aurait compté vingt millions de victimes, « de façon que tout demeure sous le contrôle d’un État dévoré par le parti, un Parti dévoré par son Secrétaire général. ». Trotski aurait-il fait autrement, s’il avait conservé le pouvoir ? Padura émet l’hypothèse qu’en tuant un million de personnes, il aurait pu obtenir le même résultat. Touchante comparaison.

=> Quelques mots sur l’auteur Leonardo PADURA