Jenny

Sigrid Undset

Jenny

Traductrice : Marthe Metzger

Editions Cambourakis – 2022

(Première édition : Stock – 1940)

Après quelques échecs de lecture cet été, j’ai enfin retrouvé l’émerveillement avec Jenny, de Sigrid Undset.

La romancière norvégienne (prix Nobel de littérature 1928) dresse un portrait passionné de la société artistique des dernières années du XIXe siècle. Des femmes et des hommes, peintres scandinaves pour la plupart, voyagent en Europe pour trouver l’inspiration et parfaire leur technique. Ce sont surtout les femmes qui intéressent Sigrid Undset. Deux en particulier, Francesca et Jenny. Elles sont jeunes et belles, elles sont célibataires, elles résistent aux avances masculines. Elles vont pourtant céder à la pression, chacune à sa manière. Le lecteur va cheminer avec elles dans leur recherche d’absolu, sur le fil du don de soi et du désenchantement.

Jenny est un concentré de passions et de sensualité. Pas telles que les hommes l’attendent des femmes, mais telles que les femmes peuvent les ressentir indépendamment d’eux ou à cause d’eux. Qu’est-ce qui rend la femme libre ? Qu’est-ce qui lui dicte émoi, extase, plaisir ? Une femme peut-elle exister sans référence masculine ? L’art ne doit-il être que divertissement pour elle ? Bien que Sigrid Undset soit connue pour son militantisme conservateur (elle considère que la place des femmes est au foyer, auprès de la famille), Jenny est un roman féministe extraordinaire, bouleversant de profondeur et de justesse. Il a suscité scandale et opprobre à sa parution.

Cent ans plus tard, la société européenne n’a pas encore clos le sujet. Jenny est un roman éminemment intemporel. Et un bijou littéraire.

Un immense merci aux éditions Cambourakis pour cette réédition.

=> Quelques mots sur l’autrice, Sigrid Undset

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Honoré

Viviane Montagnon

Honoré

L’Astre Bleu Editions – 2020

Avec Honoré, Viviane Montagnon n’en est pas à son coup d’essai. Poète et romancière, elle a déjà publié des nouvelles, des pièces de théâtre, de la poésie, ainsi que la biographie de Paul Montagnon (Paul Montagnon – Créer sa vie, EMCC, 2017), passionnant parcours de vie d’un industriel autodidacte spécialiste du PVC, des imperméables jusqu’aux petites cupules, vous savez, celles qui servent aux kits de détection de maladies infectieuses.

Son dernier bijou littéraire, mi-poésie mi-roman, est un concentré de couleurs. La poésie des mots et la poésie de l’âme.

Honoré est un vieux chevrier des Cévennes. Né avec la Grande Guerre, tenu pour simplet dès son plus jeune âge, il vit soixante-dix ans en marge de son village, illettré et taiseux, jusqu’au jour où sa vie bascule dans la lumière.

Il ne faut rien raconter d’autre sur ce vieux bonhomme. Ni la trahison des villageois, ni l’amitié avec l’enfant, ni sa rédemption. Honoré n’a pas les mots pour évoquer ses joies ou ses peines. Le mieux est de ne pas traduire ses pensées et de laisser s’exprimer le pinceau de Viviane Montagnon, pinceau est bien le mot adapté, ici.

Un mois plus tard, à la lumière diffuse des lampes à pétrole, Honoré passe et repasse son index sur la surface douce et polie de ce qu’il espère être les futures couleurs de sa vie. Comme il s’applique à répéter ce geste, une timide lumière d’hiver se glisse à travers les vitres. Le vieil homme qui a dégagé la fenêtre de sa gangue de neige le matin même se lève, l’ouvre toute grande et contemple la blancheur du paysage comme une toile vierge qui n’attendrait que le peintre pour se révéler.

Julie Estève ne m’avait pas convaincue, dans sa description de la solitude du Simple (Editions Stock, 2018). Il m’y manquait l’âme du personnage principal, écrasée par les figures de style utilisées à outrance pour placer l’écriture dans la tête du héros. Viviane Montagnon n’en a pas besoin et Honoré Descombes, le taiseux mis au banc de la société dans ses Cévennes natales, est bien plus authentique qu’Antoine Orsini.

Le reste, je vous laisse le découvrir à travers ce petit roman. L’autrice m’a surprise avec quelques rebondissements auxquels je ne me suis pas attendue. Ils sont aussi limpides qu’Honoré, pourtant, et apportent un éclairage à tout un pan de science, renforçant par-là l’humanité du roman et de ses personnages.

Quelques mots sur l’autrice Viviane Montagnon

Déluge

Henry Bauchau

Déluge

Actes Sud – 2010

 

C’est un hasard complet qui m’a fait choisir ce roman parmi la centaine qui m’attend et, curieusement, sa première page m’a renvoyée un peu à notre actualité confinée. Henry Bauchau introduit en effet son récit par une citation que je reproduis ici. Il s’agit d’un extrait de Les plaisirs et les jours de Marcel Proust :

Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus aussi rester dans l’« arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fit nuit sur la terre.

Déluge est le deuxième roman que je lis de cet auteur belge. Peu de similitudes avec Antigone (Actes Sud, 1997), si ce n’est le choix d’un thème antique, biblique ici. Le déluge, l’arche de Noé, la punition divine des hommes et de leurs excès ; Henry Bauchau s’inspire de l’ancien testament pour écrire un récit tout à fait contemporain. Florian est un peintre de génie, mais aussi un fou pyromane. Il ne brûle que ses peintures, mais la peur et l’incompréhension qu’il provoque lorsqu’il craque des allumettes le conduisent bien des fois en prison ou en hôpital psychiatrique. Est-il fou, ou seulement inadapté ? Quelques rares personnes de passage dans sa vie vont l’aider à se poser, provisoirement ou plus durablement, et lui permettre de peindre l’œuvre de sa vie, le Déluge.

Actes Sud, en quatrième de couverture, énumère trois des thèmes abordés dans ce roman : « l’art et la folie », « le rêve et le délire » et « la vulnérabilité et l’inépuisable nécessité de créer ». Etrangement, ce ne sont pas les premiers qui me sont venus à l’esprit lorsque j’ai fermé le livre. La « souffrance de l’inadaptation » ou la « transcendance de la pensée à travers l’art » sont tout aussi présents et englobent ceux cités par l’éditeur. A l’instar de Noé, Florian doit noyer l’humanité, s’il veut survivre à son propre déluge. C’est ce qui le pousse à détruire ses tableaux, côtés haut sur le marché de l’art : il ne supporte pas le regard des hommes, qu’il juge indignes de voir ses œuvres. En brûlant ses peintures, il brûle le Mal. Mais du mal doit naître le bien ; aussi fait-il renaître la vie sur ses toiles, dans un état de pureté que seul son pinceau sait traduire. Ces deux conditions ne suffiront pas pour protéger Florian de son propre anéantissement : il doit aussi vaincre les démons du feu et ne pas brûler son œuvre ultime.

Lui aussi veut me plomber ma vie ! Je me rue sur mon chevalet, j’arrache mon tableau, je le jette par terre. Je le piétine en pleurant et en hurlant. Continuer ? Impossible, avec cet homme à la voix de plomb, je jette vers lui des fragments de tableau, mais ils ne l’atteignent pas. Il me crie des menaces, déjà je ne l’entends plus. Je suis traversé par un grand cri brûlant, mon corps sort de moi et se tord sur le sol, coupé en deux, coupé en mille peut-être. Mon pied va frapper le montant insupportable du fauteuil de l’homme au complet. Mes malheureux morceaux devenus inadaptés tentent de s’élever en l’air, de se jeter dans l’eau, de mordre la canne plombée, mais ne parviennent qu’à s’entrechoquer et à frapper le sol frénétiquement. Il y a un instant d’arrêt. Je suis dans une toute petite tente avec une femme bleue et dorée, la Loire, au bord du plaisir. Le pied du fauteuil déchire la tente, la Loire s’enfuit, nous ne nous aimerons plus jamais.

Il est peu de dire que le texte est d’une absolue beauté. Il fait partie de ces textes qu’il faut lire en se laissant emporter au fil de sa musique. Je ne suis pas spécialiste en poésie, loin de là, il est même rare que je sache l’apprécier à sa juste valeur. Or avec Henry Bauchau, pour la deuxième fois, la magie opère. Le texte est violent, épuré, sec, éminemment poétique. Si Florian est presque palpable en chair et en os dans le récit, les personnages qui l’accompagnent ne semblent réels qu’une fois immortalisés sur la toile. Quant au Déluge lui-même… son fourmillement de couleurs, ses enchaînements et ses superpositions, qui d’autre qu’un poète aurait pu le décrire avec la finesse du stylet ?

Le déluge et ses tumultes, qu’Henry Bauchau tracent si finement sur la toile et dans la tête dupeintre pyromane, c’est l’humanité toute entière qui la vit aujourd’hui,. Florian doit vaincre bien des démons pour que gagne sa raison, au moins provisoirement. Saurons-nous, à notre tour, trouver les bons alliés et dépasser notre propre folie ?

=> Quelques mots sur l’auteur Henry Bauchau

Minuit, Montmartre

Julien Delmaire

Minuit, Montmartre

Barnard Grasset – 2017

 

Masseïda erre dans Paris, affamée et effrayée. Un seul être-vivant prend pitié d’elle : Vaillant, un des chats du peintre Théophile Alexandre Steinlen. Le chat va guider la jeune femme vers un cabaret artistique. Masseïda épuisée y pénètre et demande un verre d’eau. Elle s’assied dans un coin sous le regard lubrique des clients, la plupart des artistes. Lorsqu’elle se lève pour danser et chanter, le public est subjugué. Sans le savoir encore, elle s’est ouvert les portes de l’atelier de peinture de Steinlen, deviendra son dernier modèle et sa muse. On est en 1909.

Les mots de Steinlen reflétaient le zinc des bistrots, la rouille des manivelles, la mousse des vieux lavoirs. Il raconta le Maquis, les maisonnées que des écailles de peintures vives rendaient semblables à des crèches de Noël, les enfants du bon Dieu, les jeunes filles qui relevaient leurs jupons contre quelques pièces et qui rêvaient d’amour comme dans les contes de fées. Il dessina, à l’encre de sa voix, les mains des ouvriers écorchées par la cadence, les fruits qui roulaient des étals, les vieux communards qui ruminaient la défaite, les joueurs de guitare qui arpégeaient le soir.

Le lecteur va découvrir une tranche de vie de Masseïda et les dernières années de Steinlen. Je précise dès maintenant que Masseïda a réellement existé et qu’en surfant sur internet, j’ai trouvé quelques portraits que Steinlen a peint d’elle. C’est une jeune femme d’une grande beauté, que le pinceau du peintre a su imprimer sur la toile avec une réelle délicatesse.

Étrange livre que ce roman. Un texte poétique, écrit à la manière d’un conte où chats et humains cohabitent et interagissent sur un pied d’égalité. Le lecteur flotte dans des nimbes éthérées de peinture, marche inlassablement dans les rues d’un Montmartre pourrissant, s’abreuve d’absinthe. C’est beau, de haut niveau stylistique.

Il fallait se jeter dans la fournaise, accepter le risque qu’impliquait la couleur, cette sorcière qui vous nouait les tripes, vous chahutait le cœur. La couleur que certains malheureux finissaient par manger, faute d’avoir su la dompter. Ce que les tubes contenaient, c’était de la lave, des saisons liquides.

Et pourtant. Quelque chose manque pour lier le tout. Comme si Julien Delmaire était resté en dehors de son sujet. Les personnages sont émotionnellement assez vides, vraisemblablement trop travaillés à la pointe du stylo. Le texte est donc magnifique, mais manque d’empathie. Comme si on avait les couleurs, mais pas les saveurs. Je suis restée sur ma faim tout en me régalant avec les mots. Curieuse contradiction des sens ! Peut-être que l’explication est là justement, dans ce mot, sens. L’histoire est articulée autour du sens de la peinture, du sens de la vie, de la raison d’être chat, d’être peintre, d’être Montmartre. Mais l’âme du chat noir des affiches si connues de Steinlen n’est perçue qu’à travers le prisme de ses escapades parisiennes. L’âme de Paris est insaisissable, en cette veille de guerre mondiale, période de belle époque. Je n’ai pas non plus réussi à déceler l’âme de Masseïda dans ses désirs et ses choix. Seul Steinlen, peut-être, fait exception à cette règle, étant trop près de la tombe pour ne pas accepter de se laisser guider par les mots de l’auteur ou la main de sa dernière maîtresse.

Je suis donc sortie à la fois captivée et déçue par Minuit, Montmartre. Dans le même genre biographique et le même éditeur, j’avais beaucoup aimé Berthe Morisot : le secret de la femme en noir de Dominique Bona (Grasset, 2000).

=> Quelques mots sur l’auteur Julien Delmaire

La vérité sur Lorin Jones

La vérité sur Lorin JonesAlison Lurie

La vérité sur Lorin Jones

Rivages, 1989

 

Polly Alter, 39 ans, reçoit une bourse du musée où elle travaille pour écrire une biographie sur une peintre décédée vingt ans plus tôt, Lorin Jones. Fragilisée par son divorce récent, elle ne peut s’empêcher une vive sympathie pour cette femme dont elle a l’impression d’avoir emboîté le pas : née dans la même ville, peintre elle-même, passionnée par le génie de son modèle, il y va jusqu’à leur surnom qui ne différait dans leur enfance que par une seule lettre : Polly / Lolly.

Afin de se libérer du temps pour enquêter et écrire, Polly envoie son fils adolescent quatre mois chez son père. Elle invite en parallèle sa meilleure amie Jeanne à venir s’installer chez elle. Jeanne, lesbienne et féministe, a une vision bien arrêtée sur la destinée tragique de Lorin Jones : si la peintre n’a pas eu de son vivant le succès qu’elle méritait, c’est que les hommes influant de son milieu étaient bien décidés à lui mettre des bâtons dans les roues. A commencer par Garett Jones, critique d’art et premier mari de Lorin. Ou Jacky Herbert, le galeriste. Mais est-ce si sûr ? Polly Alter est décidée à interviewer toutes les personnes encore vivantes qui ont connu Lorin, afin de découvrir et d’écrire la vérité sur Lorin Jones.

Sur fond de féminisme, Alison Lurie critique le milieu de l’art new-yorkais des deux époques où se joue l’intrigue : les années 1960 et les années 1980. Le lecteur est propulsé du monde féminin de Polly dans le monde masculin de Lorin avec le même bonheur. Plus l’enquête de Polly avance, plus ses idées s’embrouillent. Chaque protagoniste a sa propre vérité sur Lorin Jones. Famille, critiques, collectionneurs, l’intérêt de chacun diffère quant au contenu de la biographie à écrire. Entre manipulation et passion, quelle sera la version la plus crédible aux yeux de Polly ?

Ce thriller psychologique est un fascinant témoignage du monde artistique de New-York de la deuxième moitié du XX° siècle. L’auteur dénonce avec beaucoup de subtilité le machisme de ce milieu, dans lequel sans les hommes, les femmes ne peuvent pas percer. En parallèle, elle dresse un tableau particulièrement cynique des milieux féministes. Le lecteur ne peut pas s’empêcher de grincer des dents et de s’interroger : finalement, est-ce si certain que l’homme est le plus grand des manipulateurs ? Le sexe des individus y est-il pour quelque chose ?

La vérité sur Lorin Jones fait partie des romans dont la justesse psychologique traverseront toujours les époques, sans jamais vieillir. Il a reçu le Prix Femina 1989.

=> Quelques mots sur l’auteur Alison Lurie

La leçon d’allemand

La leçon d'allemandSiegfried Lenz

La leçon d’allemand

(Deutschstunde)

Editions Robert Laffont – 1971, 2001, 2009

 

L’histoire se déroule dans l’extrême nord de l’Allemagne, à la frontière danoise, sur les bords venteux de la mer du Nord. Siggi Jepsen est adolescent lorsqu’il est enfermé dans un camp de jeunes délinquants pour avoir volé des tableaux de maître, ceux de Max Ludwig Nansen, figure emblématique de l’expressionnisme allemand. Durant son internement, suite à une leçon d’allemand sur « le sens du devoir » où il rend copie blanche, Siggi se voit condamné à rester en cellule jusqu’à ce qu’il produise un texte en adéquation avec la leçon. Siggi prendra sa punition très à cœur ; il passera de longs mois dans sa prison pour livrer à sa conscience, aux psychologues du centre de rééducation et aux lecteurs de La leçon d’allemand une bien fascinante version du « sens du devoir ».

Siggi a onze ans en 1943 lorsque son père, le policier de Rugbüll, se voit chargé d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen de poursuivre son œuvre créatrice. L’ordre provient de Berlin. Le policier Jens Ole Jepsen et le peintre Max Ludwig Nansen sont amis d’enfance. À travers le regard du fils Jepsen, Siegfried Lenz raconte jusqu’où le policier est malgré tout capable d’aller pour faire respecter la loi. Même après que la dictature qui a délivré cet ordre soit tombée. Car peu à peu, les valeurs qui opposent les deux hommes sont telles que le conflit politique va évoluer en règlement de compte personnel. Siggi, fasciné par la peinture de l’artiste, assiste jour après jour au zèle coupable de son père. Il finira par cacher des œuvres pour les sauver, d’abord à la demande de Nansen, puis de manière obsessionnelle, jusqu’à sa condamnation.

Derrière l’histoire et la peinture de Max Ludwig Nansen, flotte l’ombre d’Emil Nolde (1867-1956), jugé contraire à l’idéologie nazie. On devine les couleurs et les tableaux de Nolde derrière l’écriture de Siegfried Lenz : « Le soleil se couchait derrière la digue, exactement comme le peintre lui avait appris à le faire sur papier fort, non perméable : il sombrait, il s’égouttait pour ainsi dire dans la mer du Nord, en filaments de lumière rouges, jaunes, sulfureux ; de sombres lueurs fleurissaient les crêtes des vagues. »

Aucune scène de l’histoire ne se joue sur le front, pourtant la guerre est omniprésente dans La leçon d’allemand : Klaas, le frère de Siggi, est déserteur ; Jens, comme la plupart des habitants de Rugbüll, sympathisant nazi. Tous souffrent des privations liées au rationnement. Tous observent impuissants les bombardements des avions alliés. Siegfried Lenz, choisissant l’innocence de l’enfance pour évoquer ces thèmes, les traite avec une sublime légèreté : « J’entendis le chantonnement de plus en plus rapproché d’un moteur sur la mer du Nord. […] Le bruit se rapprochait si vite que je braquais mes yeux vers la digue. Je fermais un œil et, grâce aux quatre fils de téléphone superposés, je découpais, disons voir en tranches, l’horizon au-dessus de la digue. […] Ma mitrailleuse, je pointais sur la digue ma mitrailleuse invisible : ils pouvaient venir maintenant. »

Engagé dans les jeunesses hitlériennes dès l’âge de treize ans, Siegfried Lenz a été incorporé dans la marine en 1943. Il finira par déserter. Avec La leçon d’allemand écrit en 1968, il connaîtra un succès mondial. Ce roman est aujourd’hui étudié dans toutes les universités germaniques de par le monde.

Siegfried Lenz s’est éteint en octobre 2014 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Est-ce sa disparition qui a donné envie à Lionel Duroy de lui rendre hommage, dans son roman Échapper, publié chez Julliard en 2015 ?

=> Quelques mots sur l’auteur Siegfried LENZ

Echapper

EchapperLionel DUROY

Échapper

Julliard, 2015

 

Lorsque j’ai fermé Échapper quelques heures après l’avoir commencé, sans l’avoir lâché un seul instant avant de l’avoir terminé, je me suis dit que j’avais sans doute lu un de mes plus beaux livres de l’année. Pourtant, je n’aurais probablement pas acheté le livre spontanément. Une histoire sans action, un genre contemplatif ? Vraiment pas une lecture de vacances ! Échapper est un roman d’une rare sensualité ; le lecteur est embarqué par le narrateur et ses émotions, merveilleusement retranscrites dans le récit.

Lionel Duroy croise plusieurs intrigues. Il y a Augustin qui part en pèlerinage à Husum, petite ville allemande à la frontière danoise en bordure de Mer du Nord ; il s’y rend deux fois, une première fois avec Esther en 2011 puis seul en 2013. En parallèle, l’auteur raconte l’histoire de Max Ludwig Nansen, peintre et héros du livre La leçon d’allemand de Siegfried Lenz. L’interdit de peindre qui le frappe durant la seconde guerre mondiale lui est communiqué par son ami, le policier de Rugbüll, ville imaginaire à proximité d’Husum. Enfin, le lecteur est invité à suivre le parcours de vie d’Emil Nolde, peintre allemand expressionniste mort en 1956, l’alter ego de Max Ludwig Nansen dans la vraie vie. C’est Nolde qui a inspiré Siegfried Lenz pour écrire son livre. L’œuvre d’Emil Nolde est également jugée non conforme aux goûts artistiques du Reich. Augustin va remonter sa trace jusqu’à Mølgentønder, au Danemark

Tous les personnages de Lionel Duroy cherchent à échapper à leur destin. Augustin tente de se libérer d’Esther auprès de qui il s’est presque laissé mourir d’amour. Max Ludwig Nansen, ou plutôt Emil Nolde, cherche à contourner l’interdit qui le frappe et va peindre malgré tout. Et à travers l’histoire d’Augustin, le lecteur découvre aussi celle des habitants de la côte et leur combat incessant pour échapper à la mer et aux raz-de-marée qui les menacent « Comme c’est extraordinaire, cet acharnement des gens d’Husum à ferrailler avec la mer. Ils parlent sans cesse d’elle, tous les dimanches ils vont la défier en famille depuis la digue, et il n’y a pas besoin de beaucoup les pousser pour ressentir combien ils sont en colère. »

Que ce soient Augustin, Emil Nolde, Max Ludwig Nansen ou encore les personnages secondaires tels que Susanne ou les habitants d’Husum, ils sont tous amenés, à un moment donné de leur existence, à affronter la vie, leur vie. D’après Lionel Duroy, ce combat ne pourra pas être mené à bien sans une sérieuse introspection. Dans un style narratif délicieusement poétique, l’auteur livre celle de ses héros et aboutit, pour la plupart d’entre eux, à la conclusion suivante : « Nous sommes là pour vivre, c’est la seule chose à laquelle nous ne devons pas échapper. » Finalement, Échapper, c’est aussi l’histoire d’une quête, celle de la connaissance de soi.

=> Quelques mots sur l’auteur Lionel DUROY