Déluge
Actes Sud – 2010
C’est un hasard complet qui m’a fait choisir ce roman parmi la centaine qui m’attend et, curieusement, sa première page m’a renvoyée un peu à notre actualité confinée. Henry Bauchau introduit en effet son récit par une citation que je reproduis ici. Il s’agit d’un extrait de Les plaisirs et les jours de Marcel Proust :
Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus aussi rester dans l’« arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fit nuit sur la terre.
Déluge est le deuxième roman que je lis de cet auteur belge. Peu de similitudes avec Antigone (Actes Sud, 1997), si ce n’est le choix d’un thème antique, biblique ici. Le déluge, l’arche de Noé, la punition divine des hommes et de leurs excès ; Henry Bauchau s’inspire de l’ancien testament pour écrire un récit tout à fait contemporain. Florian est un peintre de génie, mais aussi un fou pyromane. Il ne brûle que ses peintures, mais la peur et l’incompréhension qu’il provoque lorsqu’il craque des allumettes le conduisent bien des fois en prison ou en hôpital psychiatrique. Est-il fou, ou seulement inadapté ? Quelques rares personnes de passage dans sa vie vont l’aider à se poser, provisoirement ou plus durablement, et lui permettre de peindre l’œuvre de sa vie, le Déluge.
Actes Sud, en quatrième de couverture, énumère trois des thèmes abordés dans ce roman : « l’art et la folie », « le rêve et le délire » et « la vulnérabilité et l’inépuisable nécessité de créer ». Etrangement, ce ne sont pas les premiers qui me sont venus à l’esprit lorsque j’ai fermé le livre. La « souffrance de l’inadaptation » ou la « transcendance de la pensée à travers l’art » sont tout aussi présents et englobent ceux cités par l’éditeur. A l’instar de Noé, Florian doit noyer l’humanité, s’il veut survivre à son propre déluge. C’est ce qui le pousse à détruire ses tableaux, côtés haut sur le marché de l’art : il ne supporte pas le regard des hommes, qu’il juge indignes de voir ses œuvres. En brûlant ses peintures, il brûle le Mal. Mais du mal doit naître le bien ; aussi fait-il renaître la vie sur ses toiles, dans un état de pureté que seul son pinceau sait traduire. Ces deux conditions ne suffiront pas pour protéger Florian de son propre anéantissement : il doit aussi vaincre les démons du feu et ne pas brûler son œuvre ultime.
Lui aussi veut me plomber ma vie ! Je me rue sur mon chevalet, j’arrache mon tableau, je le jette par terre. Je le piétine en pleurant et en hurlant. Continuer ? Impossible, avec cet homme à la voix de plomb, je jette vers lui des fragments de tableau, mais ils ne l’atteignent pas. Il me crie des menaces, déjà je ne l’entends plus. Je suis traversé par un grand cri brûlant, mon corps sort de moi et se tord sur le sol, coupé en deux, coupé en mille peut-être. Mon pied va frapper le montant insupportable du fauteuil de l’homme au complet. Mes malheureux morceaux devenus inadaptés tentent de s’élever en l’air, de se jeter dans l’eau, de mordre la canne plombée, mais ne parviennent qu’à s’entrechoquer et à frapper le sol frénétiquement. Il y a un instant d’arrêt. Je suis dans une toute petite tente avec une femme bleue et dorée, la Loire, au bord du plaisir. Le pied du fauteuil déchire la tente, la Loire s’enfuit, nous ne nous aimerons plus jamais.
Il est peu de dire que le texte est d’une absolue beauté. Il fait partie de ces textes qu’il faut lire en se laissant emporter au fil de sa musique. Je ne suis pas spécialiste en poésie, loin de là, il est même rare que je sache l’apprécier à sa juste valeur. Or avec Henry Bauchau, pour la deuxième fois, la magie opère. Le texte est violent, épuré, sec, éminemment poétique. Si Florian est presque palpable en chair et en os dans le récit, les personnages qui l’accompagnent ne semblent réels qu’une fois immortalisés sur la toile. Quant au Déluge lui-même… son fourmillement de couleurs, ses enchaînements et ses superpositions, qui d’autre qu’un poète aurait pu le décrire avec la finesse du stylet ?
Le déluge et ses tumultes, qu’Henry Bauchau tracent si finement sur la toile et dans la tête dupeintre pyromane, c’est l’humanité toute entière qui la vit aujourd’hui,. Florian doit vaincre bien des démons pour que gagne sa raison, au moins provisoirement. Saurons-nous, à notre tour, trouver les bons alliés et dépasser notre propre folie ?
=> Quelques mots sur l’auteur Henry Bauchau
Ma chère Agnès.
Cette terrible crise que nous traversons aura au moins un avantage : celui de me donner le temps de lire ta magnifique chronique. Bravo !
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