La Jungle

Upton Sinclair

La Jungle

Traducteur.ices : Anne Jayez et Gérard Dallez

Le livre de poche – 2022

(Première parution aux USA : 1905)

Vous aimez les romans d’Emile Zola ? Les films de Ken Loach ? Vous rêvez d’Amérique et pensez encore que tout y est possible ? Si vous répondez positivement à au moins une de ces questions, ce livre est fait pour vous.

Upton Sinclair met en scène, en 1900, une famille lituanienne partie tenter sa chance de l’autre côté de l’Atlantique. Il parait qu’à Chicago, les abattoirs embauchent à tour de bras et que les salaires y sont élevés. Jurgis, Ona, Elzbieta, Marija et les enfants rassemblent leurs économies et quittent leur campagne lituanienne natale pour rejoindre la terre de l’oncle Sam. Ils vont y découvrir l’enfer.

L’enfer, Upton Sinclair le décrit avec un factuel glaçant. Quarante ans avant la publication des Raisins de la colère (Steinbeck), il expose la perversion du capitalisme sous tous ses angles possibles. Esclavage ouvrier, corruption des élus, impunité judiciaire, fraude alimentaire… Dans le quartier des abattoirs de Chicago, le pouvoir du trust de la viande n’a pas de limites. L’horreur des conditions de travail est indescriptible. L’hygiène alimentaire, inexistante. Le destin des malheureux émigrés, aussi innocents à leur arrivée dans cette jungle humaine que le bétail qu’ils contribuent à transformer en chair à saucisse avariée, est scellé d’avance. Leur vigueur est siphonnée en quelques jours. Leurs économies volées par les rapaces de l’immobilier, des transports, de la médecine, de la justice et j’en passe. Leur avenir, nul. Tenter sa chance à Packingtown, c’est se condamner au désespoir et à une mort certaine.

Oui, tout est possible en Amérique. Upton Sinclair dénonce avec une telle force la réalité des conditions de travail aux abattoirs de Chicago, qu’après la parution de La Jungle et le scandale que le roman provoque, Theodore Roosevelt ordonnera une enquête qui conduira à la création de la FDA (Food and Drug Administration). C’est là une ironie bien amère qu’Upton Sinclair analysera avec les mots suivants : « J’ai visé le cœur du public et par accident je l’ai touché à l’estomac. ». Ou dit autrement, on se fout de protéger les ouvriers ; par contre, préservons le palais délicat des plus riches, n’est-ce pas ?

Je vous laisse découvrir par vous-même l’espoir vain sur lequel se termine La Jungle. La société américaine a-t-elle progressé en matière de protection sociale, cent-vingt ans après la parution du livre ? Rien n’est moins sûr.

=> Quelques mots sur l’auteur Upton Sinclair

Un mariage américain

Tayari Jones

Un mariage américain

Traductrice : Karine Larechère

Editions Plon, 2019

 

 

Celestial et Roy sont mariés depuis un an lorsque leur vie bascule. Roy est accusé d’un viol qu’il n’a pas commis, mais il a la malchance d’être jugé en Louisiane et d’être un Afro-américain. Son procès est conclu d’avance, il est condamné à douze ans de prison. Le couple va-t-il résister à cette épreuve ?

Ce roman n’est pas le premier qui dénonce la condition noire aux Etats-Unis, bien entendu. Mais il le fait de manière intéressante. Celestial et Roy font partie de la middle class américaine. Ils ont fait des études, ils ont grandi dans des familles aimantes, plutôt structurées. Rien, hormis la ségrégation raciale prégnante dans le sud des Etats-Unis, ne prédispose le couple à exploser en vol au bout d’un an de mariage. Tayari Jones, de manière fine, ne se focalise pas sur Celestial et Roy mais décrit les conséquences en cascade de la condamnation du jeune homme, inévitables, sur l’entourage du couple. Ce que l’autrice expose dans ce roman, ce n’est pas le simple fait divers – la condamnation d’un homme noir innocent accusé de viol. Elle insiste, au contraire : lorsqu’un homme est incarcéré, c’est tout l’équilibre familial au sens large qui se délite. Et dans l’Amérique raciste, ceci arrive plus fréquemment que l’on ne le pense, avec des conséquences irrémédiables. La question de l’innocence de l’accusé est secondaire.

Un mariage américain est en partie un roman épistolaire. Les lettres que Celestial et Roy s’écrivent lorsque l’homme est incarcéré ne manquent pas de justesse ni de force. Elles mettent brillamment en lumière le gouffre qui se crée au fil des ans entre les amoureux. Comment s’attendre, comment faire confiance, lorsque l’on n’ose pas écrire l’indicible, ou que les entrevues sont rares et artificielles ?

C’est également un roman chorale – trois personnages se partagent la narration. En cela, le roman est moins percutant. Beaucoup de redites, quelques longueurs. Le lecteur comprend facilement la raison de ces trois narrations, car l’intrigue est trop prévisible. Elle aurait mérité d’être incluse dans une trame plus dynamique.

Par ailleurs, plusieurs sujets de société auraient pu être traités et sont seulement effleurés – l’univers carcéral, par exemple. Le livre n’aurait pas manqué d’en être étoffé. D’une manière générale, Tayari Jones a manqué d’audace. Est-ce son empathie pour ses héros ou une volonté de prouver quelque chose à ses lecteurs – mais quoi ? – qui l’empêche d’écrire la seule fin qui me paraissait possible compte-tenu des événements ? Pourquoi certains auteurs n’osent pas aller au bout de leurs personnages ?

J’ai apprécié ma lecture, malgré tout. Il permet de mieux connaître la classe moyenne américaine – celle des Noirs ne diffère que peu de celle de leurs congénères blancs, à ceci près qu’ils sont plus exposés, et cela fait toute la différence. Merci aux Editions Plon et à Babelio pour ce roman, que j’ai découvert avec plaisir.

=> Quelques mots sur l’auteur Tayari Jones

Sans lendemain

Jake HINKSON

Traduction Sophie ASLANIDES

Sans lendemain

Editions Gallmeister – 2018

 

Quand on est femme en 1947, salariée d’une société de production de films de série B à Hollywood et qu’on a pour mission de vendre les films dans les états du Sud des Etats-Unis, la vie n’est pas facile. Pourtant, Billie s’en sort plutôt bien. Elle aime son métier, elle a assez de bagou pour convaincre les cinémas les plus reculés du pays. Tout va donc bien, jusqu’au jour où elle doit se rendre à Stock’s Settlement dans l’Arkansas. Dans cette ville, le bien et le mal sont régis par un prédicateur tyrannique et aveugle. Elle ne le sait pas, bien sûr, à son arrivée en ville. Elle ne sait pas non plus, au moment où elle le rencontre pour la première fois, qu’elle n’aurait jamais dû croiser son chemin.

Deuxième roman de Jake Hinkson que je lis, Sans lendemain ne possède pas le cynisme mordant de L’enfer de Church Street (Gallmeister, 2015). Le roman est plus noir, plus dur. Pourtant le premier roman de l’auteur américain n’était déjà pas des plus légers.

En plus de celui de Billie, Sans lendemain dresse le portrait de deux autres femmes. La première, Amberly, est la femme du pasteur. Elle vit sous la domination de son époux et rêve de changer de vie. La deuxième, Lucy, est celle dont le destin prête le plus au cynisme. Sœur du chérif de Stock’s Settlement, dans la réalité c’est elle qui porte l’étoile et le pantalon. Etrange destin que le sien, dans une petite ville aux mœurs reculées, à une époque où même dans une ville plus ouverte, le rôle de la femme est attendu au foyer ! Chacune des trois femmes, à sa manière, est émancipée. A l’aide des portraits de Billie, Amberly et Lucy, Jake Hinkson signe un roman féministe.

L’univers de l’auteur américain est particulièrement noir. En son centre, encore et toujours, on retrouve un ecclésiastique. Hinkson n’envisage pas de prêche religieux sans fanatisme. Ayant grandi dans cet environnement-là, comme il l’explique volontiers à ses lecteurs, il ne conçoit pas la pratique religieuse autrement qu’avec des répercussions négatives. Il n’y a pas d’humanisme dans la religion façon Hinkson, que rigidité et cruauté. L’Arkansas est un état suffisamment arriéré pour autoriser la mise en scène d’un homme d’église de cet acabit dans un roman.

Même si j’ai été intéressée par l’intrigue, j’ai regretté un développement psychologique des personnages sans réelle profondeur. Lucy, dont l’humanité se dévoile peu à peu au fil de l’histoire, est fade en comparaison avec les choix qu’elle fait. Amberly, tel un papillon, se révèle à un moment crucial de l’intrigue, mais quelque chose sonne faux dans son émancipation. Billie, enfin, pourtant la plus expérimentée des trois femmes, m’a surprise par son inertie lorsque des choix cruciaux s’offrent à elle. Le roman est pourtant analytique, on suit l’intrigue à travers les yeux de Billie. Pourtant il manque un quelque chose dans l’histoire, qui ne peut pas être mis sur le compte de l’époque.

Il n’empêche que Jake Hinkson signe avec ce polar une belle œuvre. Il prouve ses vastes connaissances de l’histoire du cinéma américain. On comprend sans peine l’admiration des femmes de l’époque pour Gary Grant ou Ingrid Bergman, les grands acteurs que Billie ne rencontrera jamais, elle qui n’exerce ses talents que pour vendre des films minables, les seuls que peuvent s’offrir les villes reculées des petits états américains. L’Amérique hollywoodienne, impitoyable, sépare le cinéma et son public en deux mondes distincts. Seul l’avènement de la télévision donnera accès aux grands films, des années plus tard, à toutes les familles.

=> Quelques mots sur l’auteur Jake Hinkson