De l’ail.
Plein de gousses d’ail.
Au moins sept. Non, neuf. Neuf gousses d’ail.
Je hacherai la moitié, très fin. Je la laisserai mariner dans trois cuillérées d’huile d’olive pendant deux jours.
Les autres gousses, je les éplucherai. Je les couperai en quatre. Je frotterai le poisson avec. Tous les morceaux de poisson.
La lotte.
La rascasse.
Le congre.
La vive.
Le grondin rouge.
Le saint-pierre si j’en trouve au marché.
Chaque morceau, gluant, piquant, moite et odorant, je le frotterai avec les quarts de gousse. Jusqu’à user l’ail. Jusqu’à ce que la chair s’imprègne à plus soif du bulbe culinaire. Jusqu’à ce que mes doigts saignent à force d’avoir frotté.
Je veux que mes doigts saignent. Je veux garder en moi une trace de ce plat spécial. Je veux pouvoir regarder mes doigts avec dégoût, avoir un mouvement de recul chaque fois que je poserai les yeux sur eux. Je veux pouvoir hurler de douleur sous la douche lorsque la pulpe de mes doigts entrera en contact avec la chaleur de l’eau.
Plusieurs jours après notre dîner, je veux encore pouvoir me rappeler ma vengeance.
Les piments.
Je ferai fondre les piments épépinés dans l’huile assaisonnée de harissa.
Les pépins, je les mettrai de côté. Je les hacherai au broyeur à café jusqu’à obtention d’une pâte bien lisse. J’étalerai cette pâte sur les morceaux de poisson déjà imprégnés d’ail. Lentement. Avec amour. Il n’y verra que du feu.
Pour la présentation, j’ai tout prévu. À l’aide d’un appareil photo ultra sophistiqué, je me suis postée la semaine dernière à quelques pas du restaurant À la bouillabaisse de Marcel Pagnol et j’ai mitraillé les plats.
Ils servent trois sortes de bouillabaisse, dans ce restaurant.
Je le sais bien, puisque c’était notre rendez-vous d’amoureux, avant.
Le salaud.
Après plusieurs soirs à faire le paparazzi, j’ai fini par trouver la bonne combinaison. Le plat et la recette. Tout pour faire pareil.
L’assiette est en porcelaine bleue. Quelques anneaux bleus et blancs en haut du plat. Puis des motifs de fleurs s’alternent avec des ovales grillagés sur quelques centimètres. Et dedans… et bien, dedans, c’est la bouillabaisse. Quelques langoustines, les morceaux de poisson à la cuisson délicate, le tout présenté dans le jus de cuisson des légumes. Un ou deux morceaux de fenouil, ce qu’il faut de carottes.
J’ai fait toutes les brocantes de Marseille avant de trouver le plat idéal.
Il n’est pas exactement pareil, bien sûr. Le bleu est peut-être un peu plus foncé, les motifs légèrement différents, mais il fera l’affaire.
Je suis une excellente cuisinière. J’aurais pu ouvrir mon restaurant, si j’avais voulu. Alors une bouillabaisse, ça ne m’impressionne pas. L’essentiel, c’est les ingrédients. Les légumes bien frais, bien fins. Les poissons de la dernière criée, pêchés en haute mer. Je connais les maraîchers de qualité. Je connais les bons poissonniers. Les bons ingrédients, je les aurai. La cuisine délicate, je sais la réaliser. De l’inventivité pour la recette un peu spéciale que je lui réserve, je n’en manque pas. De quoi lui ôter toute envie de retourner À la bouillabaisse de Marcel Pagnol avec une autre.
Il la retrouve tous les mercredis et tous les vendredis. Le mercredi, c’est le midi. Le vendredi, c’est le soir.
Il fait du squash, paraît-il.
C’est un jeudi qu’il faudra que je passe à l’attaque. Dans une semaine, c’est justement son anniversaire. Je vais lui acheter un foulard Hermès. Elle porte un carré rouge sang aux liserés marron quand ils dînent dans notre restaurant. Je lui achèterai un carré marron et bordeaux. Le pendant homme de ce qu’elle porte.
Il n’y résistera pas.
Il ne résiste pas au luxe, en général.
S’il reste encore avec moi, c’est à cause de mes petits plats. Elle doit faire une cuisine immangeable, c’est sûrement pour ça qu’ils vont au restaurant.
Je vais lui mitonner un dîner dont il se souviendra. Je vais le servir avec un vin bien épicé. À côté de ma bouillabaisse, le vin n’aura pas de goût. Ce sera ma première victoire.
L’assiette de bouillabaisse, il l’avalera jusqu’au bout.
Je le menacerai au couteau, s’il le faut.
Je l’attacherai sur la chaise, je lui ouvrirai la bouche moi-même, comme avec un enfant capricieux, j’enfournerai chaque morceau de poisson dans sa gorge. Je le regarderai déglutir, les yeux exorbités par la force des épices.
Je lui montrerai la pulpe de mes doigts écorchés. Je les lui ferai sucer un par un.
S’il crie, je rirai.
S’il hurle, je danserai.
Je ferai la danse du Pow Wow autour de lui, le piquant avec mon couteau, dans le cou, dans les côtes, sur le front. Partout.
Du moment qu’il finit la bouillabaisse.