L’homme qui aimait les chiens
Métailié – 2011
Le 10 juin 2015, Leonardo Padura s’est vu décerner le prix Princesse des Asturies des lettres, un des prix les plus prestigieux d’Espagne. Le jury a souhaité saluer l’auteur cubain pour son œuvre symbole de « dialogue et de liberté ».
Ce prix me remplit tellement de joie que je souhaite profiter de cette occasion pour rendre mon modeste hommage personnel à cet admirable auteur. Et comme c’est l’objectif de cette page du blog, je le ferai au travers d’une critique de son livre probablement le plus connu, L’homme qui aimait les chiens, paru en 2011 en France.
Ce livre retrace les destins croisés de deux hommes : Lev Davidovitch alias Trotski durant ses années d’exil de 1929 à sa mort en 1940 et Ramon Mercader, communiste espagnol, choisi par Staline pour être son bras armé dans l’assassinat de Trotski. Un troisième personnage, imaginaire celui-là, recueille à son insu la confession de Ramon Mercader au crépuscule de sa vie. Quoi de plus « paduresque » que cet Ivàn passionné de chiens, comme Mercader et comme Trotski ! Il va promener le lecteur dans le Cuba politique et social, des années 1970 à nos jours. Dialogue et liberté. L’hommage rendu à Leonardo Padura à Madrid consacre toute son œuvre. On retrouve le sens et la force de ces deux mots dans chacun de ses livres, y compris dans cette fresque historique majestueuse.
Dans L’homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura analyse avec une finesse qui illustre la qualité de son travail de recherche, les ficelles tirées par Staline pour dominer le monde. Le lecteur assiste à la double destruction de l’individu et de la pensée. A travers des bonds et des rebonds qui le tiennent en haleine jusqu’à la dernière ligne, il découvre des pages majeures de l’histoire européenne relatées avec une implacabilité glaçante : l’anéantissement du rêve communiste en Espagne et en URSS, la traque psychologique puis l’assassinat de Trotski, les grands procès staliniens de 1936 et 1937, le pacte entre Hitler et Staline… En parallèle, comme s’il visionnait un film de guerre, il apprend l’art de formater un simple communiste espagnol en soldat de Staline, rouage majeur dans sa lutte à mort contre Trotski.
On dirait une fiction. Et pourtant ça ne l’est pas. Padura retrace les destins imbriqués de Trotski et de Mercader au travers de la plume d’Ivàn, et arrive à la même conclusion chez les trois hommes : ils ont été tous les trois des communistes sincères et ils ont fini par perdre la foi. Situation aberrante, Mercader tue Trotski alors même qu’aucun des deux hommes ne croit plus en la Révolution.
En 1970, le personnage de Trotski était à peine connu à Cuba ; tout au plus était-il mentionné vaguement, en tant que traître et de renégat. Ce personnage de perdant a intrigué Leonardo Padura, surtout après sa lecture de quelques livres d’Orwell qui circulaient en douce à Cuba, comme La Ferme des animaux ou, quelque temps plus tard, 1984.
Traître et renégat ? Staline a systématisé l’épuration politique et intellectuelle en URSS, installant un régime de terreur qui aurait compté vingt millions de victimes, « de façon que tout demeure sous le contrôle d’un État dévoré par le parti, un Parti dévoré par son Secrétaire général. ». Trotski aurait-il fait autrement, s’il avait conservé le pouvoir ? Padura émet l’hypothèse qu’en tuant un million de personnes, il aurait pu obtenir le même résultat. Touchante comparaison.