Simple

Julie Estève

Simple

Editions Stock – 2018

 

Antoine Orsini meurt à un âge d’homme mur. On peut supposer que la plupart des habitants du village se déplacent à son enterrement, mais il est peu probable que qui que ce soit y verse la moindre larme. Surtout pas la mère Biancarelli, la maman de Florence. Car Antoine, dit le Baoul, est simplet. L’histoire a beau se jouer à la fin du vingtième siècle, c’est la vie reculée d’un village corse haut perché que raconte Julie Estève. Tellement encastré dans la montagne, qu’au cimetière, les cercueils sont ensevelis à la verticale.

Antoine, dit le Baoul, raconte sa vie à sa chaise, devenue sa confidente. Il la raconte à la façon de l’arriéré qu’il est, avec un vocabulaire tout à lui, haché, sautant en permanence du coq à l’âne dans un discours incohérent.

L’incohérence est bien entendu construite, dans ce roman. Ne craignez pas d’entendre pérorer un fou dans un discours sans queue ni tête. Julie Estève a su, tout en conservant une structure totalement désorganisée du langage et des idées, monter au contraire une histoire qui a un début, un milieu et une fin. Si Antoine, dit le Baoul ne saura jamais qui a assassiné Florence dans les bois dans sa seizième année, n’ayez aucune crainte : le lecteur, lui, finira par le savoir.

En 1985 moi j’ai trente-deux ans, et j’suis pareil qu’un gardien de phare, mais dans la montagne. Je m’assoie avec Magic en face la cabine et je note dans mon cahier qui appelle qui à quelle heure. C’est du boulot sept jours sur sept ! A trois heures du matin jeudi onze juillet mille neuf cent quatre-vingt-cinq, Dominique Casanova a passé un coup de fil à une fille alors qu’il est marié. Je l’ai consigné dans mon carnet. Il était saoul parce qu’il pensait parler tout bas alors que pas du tout.  C’est facile pour lui de boire l’œil vu qu’il est le patron du bar ici. Il a aucun mérite. Sa femme, c’est Noëlle la murène. Elle se doute pas qu’elle est cocue en plus de son utérus bon à rien.

J’ai eu beaucoup de mal, dans les premières pages, à rentrer dans le style si surprenant de Simple. Le langage primaire a de quoi dérouter. Puis j’ai réussi à me prendre d’intérêt pour l’histoire et son héros principal, au point d’en oublier les mots. Lorsque je m’en suis rendue compte, j’ai réalisé aussi avec surprise que j’appréciais la fusion entre l’histoire et la narration, qu’elle était même nécessaire. Simple ne pouvait pas être écrit autrement parce qu’Antoine, dit le Baoul est animal plus qu’humain.

Ce n’est pas la première fois qu’un simplet a un rôle principal, dans la littérature. Marcus Malte par exemple, s’est emparé du même type de personnage dans Le garçon (Zulma, 2016). Mais l’objectif des deux auteurs est très différent : Marcus Malte utilise son propre sauvage, muet, pour décrire des sensations et des odeurs et en cela, il utilise un vocabulaire à la fois naïf et chargé d’émotion d’une puissance extraordinaire. Julie Estève, quant à elle, se sert d’Antoine pour évoquer les rapports humains. Primaire et animal, mais social, comme il est le narrateur de son histoire, son langage ne peut qu’être pauvre et direct ainsi que Julie Estève l’a choisi et réussi à maintenir tout au long de l’histoire. Hélas pour Julie Estève, la force des deux romans en est très différente.

Je pense que je ne retiendrai vraisemblablement pas grand-chose de ce texte et je le regrette. Il n’est, hélas, à mes yeux, qu’un exercice de style, aussi intéressant soit-il. Comme l’auteur ne prend aucun recul avec son personnage principal (et comment en prendre, lorsque la narration est à la première personne ?), je ne sais pas où elle veut en venir, en matière de message, avec son intrigue. Et sans finalité autre que celle d’un polar écrit de manière originale, pour moi l’histoire n’a pas un énorme intérêt.

=> Quelques mots sur l’auteur Julie Estève

Tenir jusqu’à l’aube

Carole FIVES

Tenir jusqu’à l’aube

L’Arbalète Gallimard – 2018

 

Tenir jusqu’à l’aube, ou comment évoquer le rapport femme-enfant sans fatiguer le lecteur avec les évidences. C’est à cette phrase que je résumerais le roman de Carole Fives et j’ai à peu près tout raconté de l’histoire et de la qualité du récit, ou presque.

L’héroïne est une mère seule, une « solo » d’après le jargon des forums internet dans lesquels elle puise de l’inspiration pour trouver des astuces et ne pas sombrer. Ne pas sombrer. Elle est au bord du gouffre, en mode survie. Sa seule soupape pour respirer, ce sont quelques promenades qu’elle s’autorise quand l’enfant dort. Dix minutes. Vingt minutes. Des sorties de plus en plus longues. Tiendra-t-elle jusqu’à l’aube ?

A droite, à gauche, elle emprunte des axes qu’elle ne connait pas.

Se faufile entre les voitures, évite les passages piétons, les zones trop éclairées.

Bouscule un couple. La femme rit bruyamment.

Elle baisse la tête et repart en courant. Se perdre, se cogner aux murs de la ville, à ses aspérités.

Les phrases sont courtes, parfois construites à l’infinitif, et maintiennent en apnée. La même apnée que celle qui permet à la jeune femme de traverser les épreuves tête baissée, bras tendus en avant, histoire de ne pas tomber tout de suite. Et des épreuves, il y en a beaucoup, lorsqu’on est seul avec un enfant non scolarisé, lorsqu’on travaille à son compte pour des clients exigeants, lorsque les revenus baissent, que le loyer coûte trop cher, que l’absence du père est insoutenable et qu’on attend que l’enfant-tyran s’endorme enfin pour pouvoir s’échapper, écouter le clapotement de l’eau à quelques centaines de mètres de l’appartement.

Dès les premières pages, Tenir jusqu’à l’aube m’a fait penser à La petite Chartreuse de Pierre Péju (Gallimard 2002). Dans les deux cas, l’histoire évoque une femme qui fuit. Le roman de Carole Fives est entièrement tourné vers les insurmontables difficultés d’une mère célibataire, contrairement à celui de Pierre Péju, plus étoffé, qui a tissé un roman triangulaire, où la littérature prend autant de place que le drame lui-même. Si j’ai aimé le style de Carole Fives, aussi précis et factuel que dans son précédent roman Une femme au téléphone (L’Arbalète Gallimard, 2017), j’ai préféré la construction littéraire de Pierre Péju plus dense, moins linéaire, un délicieux conte pour adultes.

Il n’en reste pas moins que Tenir jusqu’à l’aube questionne terriblement notre société qui n’est pas construite pour aider les mères seules à s’en sortir. La dénonciation est terrible, presque insoutenable.

=> Quelques mots sur l’auteur Carole Fives

Cinquante-huit

Cinquante-huit

Ils sont cinquante-huit, ils sont des milliers
A fuir leur passé, désespérés, en quête d’horizons plus glorieuses
Eldorado ? Ils le croient, toujours.
Comment ne pas y croire, lorsqu’aux alentours
Il n’y a que sécheresse et terres rocailleuses ?

Ils sont cinquante-huit, ils sont des milliers
Ils prennent la route, comme hébétés, bravent désert, faim, épuisement
La mer ? Peur, promesse d’avenir.
Comment ne pas tenter, ne pas investir
Le pécule amassé si difficilement ?

Ils sont cinquante-huit, ils sont des milliers
L’embarcation tangue, de droite, de gauche, elle va chavirer, c’est certain.
Les enfants ? Questionnent leurs parents.
Comment dissimuler les regards déments
Sous les doigts qui caressent la chevelure châtain ?

Ils sont cinquante-huit, nous sommes des millions
De joyeux nantis. Dolce vita, opulence et consommation.
Les migrants, un épiphénomène ?
Un simple fait divers non anxiogène ?
Ou une cause à plaider, au niveau des nations ?

Ils sont cinquante-huit, nous sommes des millions
De Français choqués, interloqués, par cette absence d’humanité.
L’Aquarius, oiseau des mers, bridé ?
Le sort des migrants, par l’Europe décidé
Sera-t-il le tombeau de notre dignité ?

Le 29 septembre 2018

Texte repris par

 

Le paon

Nikolaï Leskov

Traducteur : Jacques Imbert

Le paon

Editions de l’Aube – 2018

Première parution – 1874

 

Pavline Petrovitch, ancien serf, a acheté sa liberté et est entré au service d’une propriétaire d’un immeuble moscovite, Anna Lvovna, comme majordome. Il assume son rôle avec une rigueur psychorigide, jusqu’à faire retirer les fenêtres des locataires mauvais payeurs puis mettre ces derniers à la porte sans autre sommation s’ils ne s’acquittent pas rapidement de leur loyer. Sa vie va basculer le jour où une famille de la noblesse appauvrie emménage dans un des appartements. Trois femmes la composent : une grand-mère, une mère et une fillette. Les deux femmes finissent par mourir, laissant la petite, Liouba, orpheline. Pavline propose de la prendre à sa charge.

La structuration de ce court récit n’a pas été sans me rappeler Stephan Zweig et 24 heures de la vie d’une femme (1927). Tout comme Zweig, Leskov utilise ici un personnage secondaire pour raconter l’histoire de Pavline à un groupe d’inconnus. Le récit est centré sur sa vie et celle de Liouba, sans fioritures, sans aucune description de l’environnement. Les évènements, rien que les évènements, de manière factuelle et un brin psychologique.

J’ai été étonnée par la richesse de ce court récit. La séparation des classes en est un élément essentiel. Pavline Petrovitch est issu de la servitude, puis devient majordome, « suisse » comme se plait à le nommer Anna Lvovna. Toute sa vie, il conservera cette étiquette gravée sur son front. Elle lui dictera son humilité, justifiera le piédestal sur lequel il place Liouba, expliquera son refus de se déclarer lorsqu’il tombe amoureux de sa pupille. Anna Lvovna et Liouba le lui rendront bien, d’ailleurs, l’une en se servant de lui dans ses desseins personnels, l’autre en le méprisant pour ce qu’il accepte d’être.

Subtilement, un autre sujet d’importance vient se rajouter au récit : la religion. Toute la vie de Pavline est dictée par des préceptes religieux. Ce n’est pas perceptible au début, tant le zèle du serviteur prime sur sa nature propre. Mais plus il se libère de la servitude de vassal pour tomber dans la maritale, plus ses actes sont charitables. Une charité de la plus belle eau, faite de dévouements et de sacrifices. Pavline reste dans l’ombre, mais de cette ombre il agit et transfigure ceux qui lui sont liés par le destin.

Je découvre Nikolaï Leskov avec Le paon. D’après ma recherche bibliographique, le clergé semble être un élément important de son univers littéraire. Dans certaines de ses œuvres, il en dénonce le vide et l‘absence de charité. Ici, c’est la débauche qui est dénoncée au contraire et la religion est vue comme l’unique moyen de rédemption.

Intéressant petit ouvrage qui renoue mon intérêt pour la littérature russe.

=> Quelques mots sur l’auteur

Nikolaï Leskov

Traducteur : Jacques Imbert

Le paon

Editions de l’Aube – 2018

Première parution – 1874

 

 

 

 

Pavline Petrovitch, ancien serf, a acheté sa liberté et est entré au service d’une propriétaire d’un immeuble moscovite, Anna Lvovna, comme majordome. Il assume son rôle avec une rigueur psychorigide, jusqu’à faire retirer les fenêtres des locataires mauvais payeurs puis mettre ces derniers à la porte sans autre sommation s’ils ne s’acquittent pas rapidement de leur loyer. Sa vie va basculer le jour où une famille de la noblesse appauvrie emménage dans un des appartements. Trois femmes la composent : une grand-mère, une mère et une fillette. Les deux femmes finissent par mourir, laissant la petite, Liouba, orpheline. Pavline propose de la prendre à sa charge.

La structuration de ce court récit n’a pas été sans me rappeler Stephan Zweig et 24 heures de la vie d’une femme (1927). Tout comme Zweig, Leskov utilise ici un personnage secondaire pour raconter l’histoire de Pavline à un groupe d’inconnus. Le récit est centré sur sa vie et celle de Liouba, sans fioritures, sans aucune description de l’environnement. Les évènements, rien que les évènements, de manière factuelle et un brin psychologique.

J’ai été étonnée par la richesse de ce court récit. La séparation des classes en est un élément essentiel. Pavline Petrovitch est issu de la servitude, puis devient majordome, « suisse » comme se plait à le nommer Anna Lvovna. Toute sa vie, il conservera cette étiquette gravée sur son front. Elle lui dictera son humilité, justifiera le piédestal sur lequel il place Liouba, expliquera son refus de se déclarer lorsqu’il tombe amoureux de sa pupille. Anna Lvovna et Liouba le lui rendront bien, d’ailleurs, l’une en se servant de lui dans ses desseins personnels, l’autre en le méprisant pour ce qu’il accepte d’être.

Subtilement, un autre sujet d’importance vient se rajouter au récit : la religion. Toute la vie de Pavline est dictée par des préceptes religieux. Ce n’est pas perceptible au début, tant le zèle du serviteur prime sur sa nature propre. Mais plus il se libère de la servitude de vassal pour tomber dans la maritale, plus ses actes sont charitables. Une charité de la plus belle eau, faite de dévouements et de sacrifices. Pavline reste dans l’ombre, mais de cette ombre il agit et transfigure ceux qui lui sont liés par le destin.

Je découvre Nikolaï Leskov avec Le paon. D’après ma recherche bibliographique, le clergé semble être un élément important de son univers littéraire. Dans certaines de ses œuvres, il en dénonce le vide et l‘absence de charité. Ici, c’est la débauche qui est dénoncée au contraire et la religion est vue comme l’unique moyen de rédemption.

Intéressant petit ouvrage qui renoue mon intérêt pour la littérature russe.

=> Quelques mots sur l’auteur

Nikolaï Leskov

Traducteur : Jacques Imbert

Le paon

Editions de l’Aube – 2018

Première parution – 1874

 

 

 

 

Pavline Petrovitch, ancien serf, a acheté sa liberté et est entré au service d’une propriétaire d’un immeuble moscovite, Anna Lvovna, comme majordome. Il assume son rôle avec une rigueur psychorigide, jusqu’à faire retirer les fenêtres des locataires mauvais payeurs puis mettre ces derniers à la porte sans autre sommation s’ils ne s’acquittent pas rapidement de leur loyer. Sa vie va basculer le jour où une famille de la noblesse appauvrie emménage dans un des appartements. Trois femmes la composent : une grand-mère, une mère et une fillette. Les deux femmes finissent par mourir, laissant la petite, Liouba, orpheline. Pavline propose de la prendre à sa charge.

La structuration de ce court récit n’a pas été sans me rappeler Stephan Zweig et 24 heures de la vie d’une femme (1927). Tout comme Zweig, Leskov utilise ici un personnage secondaire pour raconter l’histoire de Pavline à un groupe d’inconnus. Le récit est centré sur sa vie et celle de Liouba, sans fioritures, sans aucune description de l’environnement. Les évènements, rien que les évènements, de manière factuelle et un brin psychologique.

J’ai été étonnée par la richesse de ce court récit. La séparation des classes en est un élément essentiel. Pavline Petrovitch est issu de la servitude, puis devient majordome, « suisse » comme se plait à le nommer Anna Lvovna. Toute sa vie, il conservera cette étiquette gravée sur son front. Elle lui dictera son humilité, justifiera le piédestal sur lequel il place Liouba, expliquera son refus de se déclarer lorsqu’il tombe amoureux de sa pupille. Anna Lvovna et Liouba le lui rendront bien, d’ailleurs, l’une en se servant de lui dans ses desseins personnels, l’autre en le méprisant pour ce qu’il accepte d’être.

Subtilement, un autre sujet d’importance vient se rajouter au récit : la religion. Toute la vie de Pavline est dictée par des préceptes religieux. Ce n’est pas perceptible au début, tant le zèle du serviteur prime sur sa nature propre. Mais plus il se libère de la servitude de vassal pour tomber dans la maritale, plus ses actes sont charitables. Une charité de la plus belle eau, faite de dévouements et de sacrifices. Pavline reste dans l’ombre, mais de cette ombre il agit et transfigure ceux qui lui sont liés par le destin.

Je découvre Nikolaï Leskov avec Le paon. D’après ma recherche bibliographique, le clergé semble être un élément important de son univers littéraire. Dans certaines de ses œuvres, il en dénonce le vide et l‘absence de charité. Ici, c’est la débauche qui est dénoncée au contraire et la religion est vue comme l’unique moyen de rédemption.

Intéressant petit ouvrage qui renoue mon intérêt pour la littérature russe.

=> Quelques mots sur l’auteur Nikolaï Leskov

Minuit, Montmartre

Julien Delmaire

Minuit, Montmartre

Barnard Grasset – 2017

 

Masseïda erre dans Paris, affamée et effrayée. Un seul être-vivant prend pitié d’elle : Vaillant, un des chats du peintre Théophile Alexandre Steinlen. Le chat va guider la jeune femme vers un cabaret artistique. Masseïda épuisée y pénètre et demande un verre d’eau. Elle s’assied dans un coin sous le regard lubrique des clients, la plupart des artistes. Lorsqu’elle se lève pour danser et chanter, le public est subjugué. Sans le savoir encore, elle s’est ouvert les portes de l’atelier de peinture de Steinlen, deviendra son dernier modèle et sa muse. On est en 1909.

Les mots de Steinlen reflétaient le zinc des bistrots, la rouille des manivelles, la mousse des vieux lavoirs. Il raconta le Maquis, les maisonnées que des écailles de peintures vives rendaient semblables à des crèches de Noël, les enfants du bon Dieu, les jeunes filles qui relevaient leurs jupons contre quelques pièces et qui rêvaient d’amour comme dans les contes de fées. Il dessina, à l’encre de sa voix, les mains des ouvriers écorchées par la cadence, les fruits qui roulaient des étals, les vieux communards qui ruminaient la défaite, les joueurs de guitare qui arpégeaient le soir.

Le lecteur va découvrir une tranche de vie de Masseïda et les dernières années de Steinlen. Je précise dès maintenant que Masseïda a réellement existé et qu’en surfant sur internet, j’ai trouvé quelques portraits que Steinlen a peint d’elle. C’est une jeune femme d’une grande beauté, que le pinceau du peintre a su imprimer sur la toile avec une réelle délicatesse.

Étrange livre que ce roman. Un texte poétique, écrit à la manière d’un conte où chats et humains cohabitent et interagissent sur un pied d’égalité. Le lecteur flotte dans des nimbes éthérées de peinture, marche inlassablement dans les rues d’un Montmartre pourrissant, s’abreuve d’absinthe. C’est beau, de haut niveau stylistique.

Il fallait se jeter dans la fournaise, accepter le risque qu’impliquait la couleur, cette sorcière qui vous nouait les tripes, vous chahutait le cœur. La couleur que certains malheureux finissaient par manger, faute d’avoir su la dompter. Ce que les tubes contenaient, c’était de la lave, des saisons liquides.

Et pourtant. Quelque chose manque pour lier le tout. Comme si Julien Delmaire était resté en dehors de son sujet. Les personnages sont émotionnellement assez vides, vraisemblablement trop travaillés à la pointe du stylo. Le texte est donc magnifique, mais manque d’empathie. Comme si on avait les couleurs, mais pas les saveurs. Je suis restée sur ma faim tout en me régalant avec les mots. Curieuse contradiction des sens ! Peut-être que l’explication est là justement, dans ce mot, sens. L’histoire est articulée autour du sens de la peinture, du sens de la vie, de la raison d’être chat, d’être peintre, d’être Montmartre. Mais l’âme du chat noir des affiches si connues de Steinlen n’est perçue qu’à travers le prisme de ses escapades parisiennes. L’âme de Paris est insaisissable, en cette veille de guerre mondiale, période de belle époque. Je n’ai pas non plus réussi à déceler l’âme de Masseïda dans ses désirs et ses choix. Seul Steinlen, peut-être, fait exception à cette règle, étant trop près de la tombe pour ne pas accepter de se laisser guider par les mots de l’auteur ou la main de sa dernière maîtresse.

Je suis donc sortie à la fois captivée et déçue par Minuit, Montmartre. Dans le même genre biographique et le même éditeur, j’avais beaucoup aimé Berthe Morisot : le secret de la femme en noir de Dominique Bona (Grasset, 2000).

=> Quelques mots sur l’auteur Julien Delmaire

Trois mille chevaux vapeur

Antonin VARENNE

Trois mille chevaux vapeur

Editions Albin Michel – 2014

 

Ça faisait des mois que je repoussais la lecture de ce roman, pour des raisons absurdes comme d’autres urgences, d’autres envies… Peu importe le moment où on lit un roman construit dans le passé, finalement, le bon moment est celui où on est disponible pour le dévorer. Et c’est bien c’est fait, enfin !

Le sergent Arthur Bowman, soldat de l’armée des Indes en 1852, part en mission secrète en Birmanie. La mission tourne mal, les hommes sont capturés et atrocement torturés. Ceux qui survivent et sont libérés de longs mois plus tard restent marqués à vie.

En 1858, le même Arthur Bowman découvre dans les égouts de Londres le cadavre d’un homme assassiné. Dans les sévices subis par la victime, il reconnait ceux qu’il a endurés en Birmanie. Il comprend aussi que l’assassin est l’un des survivants de la mission et qu’il doit le retrouver.

Le roman est construit, de manière tout à fait classique, comme un roman initiatique. Dépasser les cauchemars, réussir à quitter l’effet anesthésiant de l’alcool et du laudanum et affronter la réalité, voici le premier enjeu pour le héros. La traque et l’aventure ne pourront venir qu’après cette victoire. Ne vous attendez pas à un rythme frénétique, une course poursuite hyper rythmée entre un justicier et un tueur. Antonin Varenne a su au contraire maintenir son héros dans sa fange aussi longtemps que nécessaire. On ne quitte pas les vapeurs éthyliques du jour au lendemain, lorsqu’on est imbibé par toutes ses pores pour oublier la souffrance et la peur. Le récit s’étale sur plusieurs années ; ce sont autant de jours additionnés les uns aux autres, petites victoires et nombreuses rechutes, lutte quotidienne contre les fantômes et appréhension du futur, même lorsque ce dernier se dessine sous forme de nirvana tout à fait atteignable.

Antonin Varenne a une écriture sans fioritures. L’aridité du texte va de pair avec la sécheresse des paysages, la fragilité des rencontres et la solitude du héros. Tout comme dans Battues (Editions Ecorce, 2015), l’univers de l’auteur est celui des taiseux, de ceux qui se construisent tout seuls.

J’avoue avoir préféré Battues à Trois mille chevaux vapeur, vraisemblablement parce que l’univers de la campagne profonde française me touche davantage que celle de ce soldat anglais ou de ses semblables. Cela ne ternit en rien la force du récit. Antonin Varenne a su prendre le temps pour mettre l’histoire en place, temps aussi long que celui qu’il faut, à l’époque, pour franchir l’Atlantique ou traverser l’Amérique d’Est en Ouest. D’autre part, sa description de l’Ouest américain, de son immensité et de sa conquête progressive est d’une finesse photographique. J’ai préféré cette deuxième partie de l’aventure à la première, plus anglaise – quoiqu’à la lecture de la gadoue puante des rues de Londres un été de forte sécheresse… je me bouchais presque le nez.

J’ai regretté les personnages qui, comme dans Game of Thrones, finissent par disparaître de la vie du héros – et de la nôtre – dès qu’on s’y attache. C’est la vie, la vraie vie des nomades et des instables tels Arthur Bowman et d’innombrables personnes réelles que chacun de nous frôle avec indifférence dans notre quotidien.

Un roman à lire ou à relire, un véritable plaisir de vacances.

=> Quelques mots sur l’auteur Antonin Varenne

Le Bal

Irène NEMIROVSKY

Le bal

Hachette Livre – 2005

Première édition : Grasset & Fasquelle, 1930

 

Antoinette, quatorze ans, vit les affres de l’adolescence entre ses parents, Juifs nouveaux riches, et sa préceptrice anglaise, miss Betty. Rebelle, souffrant de l’égocentrisme appuyé de sa mère, elle apprend presque au même moment que ses parents donneront prochainement un bal et qu’elle n’aura pas le droit d’y assister. De cette désillusion va naître une soirée plutôt inattendue.

Le Bal est un très court roman, un des premiers de la brillante romancière franco-russe d’origine juive, auteure de Suite française (Denoël, 2004). Il annonce son immense talent à venir. La justesse du ton, la finesse de l’analyse psychologique, le sarcasme dont Irène Némirovsky se sert sont exquis, pour ne pas dire plus. En deux mots, elle dresse le portrait familial. Couple de petits Juifs arrivistes, vulgarité rapace de la mère, froideur et sens des affaires du père, solitude de l’adolescente dans cette société de riches vauriens… Le monde sans cœur ni âme qui entoure Antoinette est délicieusement odieux. Le geste d’Antoinette en est sublime de puissance et de majesté. Et le lecteur, envouté, dévore les quatre-vingt neuf pages de l’édition pour collégiens (texte intégral) avec un bonheur indescriptible.

Il a beaucoup été reproché à Irène Némirovsky, de son vivant, d’avoir consacré sa courte vie à dénigrer les Juifs d’Europe. L’essentiel des biographies qui lui sont consacrées interroge sa sympathie envers son peuple, malgré son extermination à Auschwitz en 1942. Connaissant ces questions pour avoir lu plusieurs de ses romans ainsi que La question Némirovsky, la biographie de Susan Rubin Suleiman (Albin Michel, 2017), j’ai lu ce court texte sous l’angle de vue de son éventuel antisémitisme. La famille est Juive, d’accord, mais à part ce constat je n’ai lu dans le récit que le fantastique sarcasme avec lequel la romancière dénonce la bêtise du couple et sa décadence, qui débute au moment où leur fille commence à prendre de la hauteur. Le roman ne dit pas si la jeune fille saura dépasser la cupidité de ses parents ; on ne peut que l’espérer, et le roman a cette force, justement : permettre au lecteur d’imaginer la suite du fameux soir de bal, où tout va basculer.

=> Quelques mots sur l’auteur Irène Némirovsky

Publié dans le cadre du challenge « cette année, je (re)lis des classiques – 2018

La Serpe

Philippe Jaenada

La serpe

Editions Julliard, 2017

 

Henri Girard et Georges Arnaud ne font qu’un. Sans doute ces deux noms ne vous disent-ils que vaguement quelque chose, à moins d’avoir déjà lu La Serpe. Pourtant ils ont marqué leur époque. Henri Girard a été accusé de trois horribles meurtres à la serpe, celui de son père, de sa tante et de la cuisinière du château, en 1941. S’il a été acquitté, il n’en reste pas moins que pratiquement personne ne l’a cru innocent, à part Maurice Garçon, son principal et brillant avocat. Neuf ans après le drame, sous le pseudonyme de George Arnaud, il a écrit, entre autres, le livre Le Salaire de la peur (Julliard) sur lequel Georges Clouzot s’est appuyé pour tourner le film du même nom.

Philippe Jaenada a sa réputation bien installée en tant que fouille-merde dans les affaires glauques du passé. Dans Sulak (Julliard, 2013), il retrace la vie de Bruno Sulak le gentleman cambrioleur, ainsi que celle qu’il aurait pu vivre si la destinée ne s’en était pas mêlé. Dans La petite femelle (Julliard, 2015), il réhabilite la mémoire de Pauline Dubuisson bafouée par la population, la presse et tout ce qui pense et s’exprime à l’époque et bien des années après, suite au meurtre de son amant. La Serpe est de la même trempe. Philippe Jaenada décortique l’assassinat, les interrogatoires et le procès, s’installe dans les locaux des Archives de Périgueux, hante les lieux du crime et propose aux faits une autre explication que celle qui a conduit au jugement d’Henri Girard.

Entre un nem et une bouchée de bœuf aux oignons (très moyen, si je peux me permettre), je retourne au livre de Guy Penaud. Il raconte le procès et son ahurissant dénouement. L’accusé a pu, miraculeusement, s’adjoindre les services du plus grand – et de loin – avocat de ces années-là et des suivantes, sans doute même du XX° siècle et du nôtre jusqu’à maintenant (seul Éric Dupond-Moretti, je pense, peut regarder son fantôme dans les yeux) : Maurice Garçon. C’est grâce à lui, à son génie, qu’Henri poursuivra sa vie, libre, claquera la fortune de la famille en deux ans, se traînera crevard en Amérique du Sud, que Georges Arnaud écrira Le Salaire de la peur, sauvera la tête de Djamila Bouhired, se battra contre toutes les injustices et sera enterré au cimetière barcelonais de Cerdanyola, quarante-quatre ans après le verdict, sous son vrai nom et un seul mot, espagnol : « Henri GIRARD – ESCRITOR ».

De son écriture mauvais genre toujours maîtrisée et brillante, il décortique les événements, raconte son enquête, ironise sur le passé et sur lui-même et, par là-même, captive le lecteur qu’il tient en haleine malgré la longueur de ses hypothèses ponctuées de descriptions, dont il a besoin pour étayer ses théories. Le résultat est vibrant de vivacité, drôle et imagé.

L’avocat général est Bernard Salingardes, Procureur de la République à Périgueux. La partie civile, en l’occurrence Madeleine Soudeix, la fille de Louise [la cuisinière], est représentée par Bardon-Damarzid, avocat au barreau de Périgueux, assisté de Maître Chapoulaud. Tout le monde ici est du coin. Quand Maurice Garçon pénètre dans la salle, c’est comme si Maurice Chevalier arrivait pour chanter au mariage de la cousine Paulette, ou comme si Gérard Depardieu acceptait d’interpréter l’ogre à la kermesse de fin d’année de la maternelle de Dylan. Sa réputation le précède, son physique intimidant l’accompagne.

Philippe Jaenada a également l’art de croiser ses différents romans, ce qui donne encore plus d’ampleur au récit. Avec La petite femelle en particulier, certaines comparaisons ne manquent pas de truculence. Ainsi de Maurice Garçon qui sauve Henri Girard en 1943 alors qu’il réclamera la tête de Pauline Dubuisson dix ans plus tard. Hasard dans le choix de ses sujets ? Peut-être, mais Jaenada ne le présente pas ainsi.

Vous l’aurez compris, j’avais déjà beaucoup aimé La petite femelle et, malgré une ressemblance dans la structuration du récit (ressemblance toute relative, dans la mesure où Henri Girard a longuement et pleinement survécu au procès contrairement à Pauline Dubuisson), je me suis régalée en lisant La Serpe. Il a reçu le Prix Renaudot 2017, amplement mérité.

=> Quelques mots sur l’auteur Philippe Jaenada

L’art de perdre

Alice Zeniter

L’art de perdre

Flammarion/Albin Michel – 2017

 

Naïma, la trentaine, Française d’origine algérienne, se voit reprocher par un de ses oncles « d’avoir oublié d’où elle vient ». Le mépris occasionné par ces mots plonge la jeune femme dans une profonde perplexité qui va la conduire à raconter l’histoire de sa famille, de la jeunesse de son grand-père Ali en Kabylie jusqu’à sa propre découverte de l’Algérie, deux générations plus tard. Que s’est-il passé entre ces deux époques ? L’indépendance de l’Algérie, tout simplement. Ali, en raison des aléas de la vie, s’est retrouvé du côté des perdants ; c’est un harki.

Trois parties composent L’art de perdre. Trois parties, trois portraits : celui d’Ali le harki, le patriarche ; celui d’Hamid le fils aîné, qui avait dix ans en quittant l’Algérie ; celui de la fille de ce dernier, Naïma, née en France, à peine consciente de ses racines algériennes.

A travers ces trois personnages, Alice Zeniter démontre une évolution qu’elle présente comme inexorable : lorsque les harkis ont fui l’Algérie, le regard des autres (haine, mépris, ignorance) et le manque de reconnaissance de l’Etat français ont suscité une telle peur qu’ils se sont recrovillés sur eux-mêmes, à jamais. Ali ne racontera jamais l’Algérie à ses enfants. Hamid ne racontera jamais le pays de son enfance à sa femme. Quant à Naïma et ses sœurs, elles ne sauront rien de leurs racines. Les conséquences paraissent sans appel : Hamid est plus Français qu’Algérien, il a renié sa foi et sa culture, oubliant jusqu’à sa langue natale. Naïma, une génération plus tard, achève l’évolution amorcée par son père. Elle n’a pas « oublié d’où elle vient » comme le lui reproche son oncle ; elle ne l’a jamais su.

Je suis ressortie plutôt mitigée de la lecture de ce roman. De passionnant et brillant qu’il est dans sa première partie, il s’essouffle au fil des pages. Autant il décrit le destin d’Ali et condamne le gouvernement français de manière puissante et implacable, autant il manque de force pour décrire les états d’âme de Hamid. Quant à Naïma, son histoire est tout à fait plausible, certes, nous avons tous autour de nous des connaissances qui se savent descendre de… sans jamais avoir visité leur pays d’origine et les vagues cousins qu’ils y ont encore. Sauf que sa perte d’identité me parait trop rapide. Le couscous de Yema, la ribambelle d’oncles et tantes ont bercé son enfance. Son père, Hamid, est arrivé en France à un âge où la conscience est déjà vive. Peut-on perdre toute référence au passé familial, même empreint de la honte des harkis, dans ces conditions ? Negar Djavadi, dans Désorientale (Liana Levi, 2016) aborde le même sujet d’une manière plus crédible.

Restent les mots, magiques. Alice Zeniter pourrait être qualifiée de fille spirituelle de Sorj Chalandon tellement leurs styles se ressemblent. Seulement, chez Chalandon, la constance des sujets traités, d’une ampleur tragique du début à la fin des récits, hausse la beauté des mots. Chez Zeniter, le style imagé visualise parfaitement la dramaturgie de la première partie ; il est tellement moins utile à la suite que l’histoire en perd de sa force.

Ali a les yeux au niveau des bottes, les yeux au niveau des canons bien graissés, de la poussière volante, des corps sans volonté. Il entend des coups de feu, se force à penser qu’ils sont tirés en l’air. Il se risque à soulever la tête de quelques centimètres, dans l’espoir qu’il verra surgir le lieutenant-loup de la dernière fois. S’il a des guetteurs dans chaque mechta, il a dû être informé du passage des Jeep avant même que le village n’entende le bruit des moteurs… Et s’il se montre, Ali s’en fait la promesse, il ne le quittera plus, le suivra comme son ombre, tuera pour lui s’il le faut. Une nouvelle salve retentit, suivie de prières gémies, broyées entre les dents. Ali ferme les yeux et attend.

=> Quelques mots sur l’auteur Alice Zeniter

=> Chronique de T Livres ? T Arts ? sur L’art de perdre

4321

Paul Auster

Traducteur (américain) : Gérard Meudal

4321

Acte Sud – 2018

 

Je termine le pavé de mille seize pages subjuguée, émerveillée, époustouflée, je n’ai pas de mots assez forts pour exprimer comme ce livre m’a happée.

C’est le premier roman de Paul Auster que je lis. Je regrette de ne pas m’être lancée plus tôt dans la découverte de ses écrits, en même temps il y a toujours une première fois, ce n’est pas une lecture posthume et il ne fait aucun doute que ce roman et les autres passeront à la postérité. Autant d’excuses pour avouer mon incapacité à situer 4321 au sein de l’œuvre de l’auteur américain, il y a pourtant là certainement beaucoup de choses à dire.

De la même manière, je ne suis pas spécialiste de la littérature américaine mais je perçois dans l’écriture de 4321 des similitudes avec des romans d’autres auteurs comme John Irving, pour ne citer que lui (lisez L’oeuvre de Dieu, la part du diable, Le Seuil, 1986, c’est indispensable). Spécificité de l’écriture de 4321 (une érudite m’a soufflé que les autres romans d’Auster différaient) : longues phrases, telles des vagues qui commencent au ralenti, prennent progressivement de l‘ampleur, s’accélèrent dans un roulis et, selon leur message, explosent dans un chaos assourdissant ou meurent sur la grève de l’apaisement des tumultes qu’elles ont généré. Tout 4321 est écrit de cette manière-là, style difficile à lire parfois, mais dont je me suis régalée.

Quelques mots sur le livre, quand-même… Archie est petit-fils d’un émigré Juif polonais au nom imprononçable. Ce grand-père met tant d’espoir dans son immigration aux Etats-Unis qu’il décide de se présenter aux autorités d’Ellis Island sous le nom de Rockfeller. Arrivé devant le préposé aux visas, il a un tel trou de mémoire que dans la spontanéité de son yiddish natal, il s’exclame Ikh hab fargessen ! (j’ai oublié !), ce que l’agent administratif comprend comme son nom, Ichabod Fergusson. Voilà donc un nouveau citoyen américain affublé d’un nom désormais tout à fait prononçable, auquel Paul Auster imagine un fils, une belle-fille et un petit fils, Archie. Un fils unique, une belle-fille unique et un petit fils unique, mais une intrigue quadruple, à savoir quatre évolutions différentes possibles pour chacun des personnages. 4-3-2-1.

Il faut bien comprendre (et applaudir) la force de ce roman. Si Paul Auster a soumis ses personnages au hasard du destin, il a su leur conserver une individualité stable qui ne peut être, qui n’est d’ailleurs, que celle d’Auster lui-même. Qu’Archie tombe amoureux de sa professeure d’anglais Evie ou de son amie d’enfance Amy, qu’il aille à l’université de Columbia ou de Princeton, qu’il devienne poète ou journaliste, Archie reste Archie. De même pour tous les personnages qui gravitent autour de lui. De même pour les mouvements pacifistes qui lèvent les universités contre l’autorité et dénoncent la guerre du Vietnam.

Il est impossible de ne pas sentir la profonde sympathie qu’a Paul Auster pour l’ensemble de ses Archie. A travers eux et leurs amis les plus proches, tous intellectuels, enfants d’abord puis étudiants sympathisants ou activistes des mouvements gauchistes, il dresse un portrait social époustouflant de l’Amérique middle class des années 1950 à 1970. Les différents Archie lui permettent d’observer le monde à travers quatre prismes différents. Les émeutes citées, que ce soit la rébellion noire de Newark (1967), les premières révoltes étudiantes (1968) ou celles qui ont suivi tout au long de l’absurde guerre du Vietnam, sont vues plus ou moins de l’intérieur selon le statut d’Archie – enfant fils de photographe, journaliste en herbe, amoureux d’une activiste, écrivain ou poète, mais toujours avec le même point de vue d’américain moyen, sympathisant des évènements. Ce qui change est uniquement le degré d’implication du héros, pas l’angle d’approche pour décrire les faits.

Par le même temps, le roman aborde comme un tout le développement intellectuel et la maturation sexuelle du quadruple héros, de ses premières expériences adolescentes à sa découverte de l’amour véritable. Là encore, toutes les nuances de la palette amoureuse s’offrent au lecteur en fonction de l’Archie évoqué, subtilités qui permettent à l’écrivain d’aborder l’homosexualité et le puritanisme américain, la libération sexuelle des années 1960, le racisme et la transformation, ô combien touchante, de tous les adolescents du roman en adultes responsables.

Quel est l’Archie préféré de Paul Auster ? Il y en a un, inévitablement. Le lecteur ne peut pas ne pas le comprendre. La lecture en est exacerbée, d’ailleurs, car l’attachement à certains Archie est vain. Chaque Archie progresse à son rythme et selon ses propres objectifs littéraires, clin d’œil passionnant à tout écrivain ou aspirant-écrivain. Il dévoile sa part spécifique de fragilité et de force dans le relationnel, possède une individualité forte, mais ils se ressemblent tous. L’environnement a son rôle à jouer dans ce qui rend l’individu unique. La destinée selon Auster n’est pas aussi définitive que ce que Voltaire prétend ; ce qui l’est, c’est le potentiel de l’Homme à choisir sa route en tenant compte au mieux des options dont il dispose.

=> Quelques mots sur l’auteur Paul Auster