L’art de perdre

Alice Zeniter

L’art de perdre

Flammarion/Albin Michel – 2017

 

Naïma, la trentaine, Française d’origine algérienne, se voit reprocher par un de ses oncles « d’avoir oublié d’où elle vient ». Le mépris occasionné par ces mots plonge la jeune femme dans une profonde perplexité qui va la conduire à raconter l’histoire de sa famille, de la jeunesse de son grand-père Ali en Kabylie jusqu’à sa propre découverte de l’Algérie, deux générations plus tard. Que s’est-il passé entre ces deux époques ? L’indépendance de l’Algérie, tout simplement. Ali, en raison des aléas de la vie, s’est retrouvé du côté des perdants ; c’est un harki.

Trois parties composent L’art de perdre. Trois parties, trois portraits : celui d’Ali le harki, le patriarche ; celui d’Hamid le fils aîné, qui avait dix ans en quittant l’Algérie ; celui de la fille de ce dernier, Naïma, née en France, à peine consciente de ses racines algériennes.

A travers ces trois personnages, Alice Zeniter démontre une évolution qu’elle présente comme inexorable : lorsque les harkis ont fui l’Algérie, le regard des autres (haine, mépris, ignorance) et le manque de reconnaissance de l’Etat français ont suscité une telle peur qu’ils se sont recrovillés sur eux-mêmes, à jamais. Ali ne racontera jamais l’Algérie à ses enfants. Hamid ne racontera jamais le pays de son enfance à sa femme. Quant à Naïma et ses sœurs, elles ne sauront rien de leurs racines. Les conséquences paraissent sans appel : Hamid est plus Français qu’Algérien, il a renié sa foi et sa culture, oubliant jusqu’à sa langue natale. Naïma, une génération plus tard, achève l’évolution amorcée par son père. Elle n’a pas « oublié d’où elle vient » comme le lui reproche son oncle ; elle ne l’a jamais su.

Je suis ressortie plutôt mitigée de la lecture de ce roman. De passionnant et brillant qu’il est dans sa première partie, il s’essouffle au fil des pages. Autant il décrit le destin d’Ali et condamne le gouvernement français de manière puissante et implacable, autant il manque de force pour décrire les états d’âme de Hamid. Quant à Naïma, son histoire est tout à fait plausible, certes, nous avons tous autour de nous des connaissances qui se savent descendre de… sans jamais avoir visité leur pays d’origine et les vagues cousins qu’ils y ont encore. Sauf que sa perte d’identité me parait trop rapide. Le couscous de Yema, la ribambelle d’oncles et tantes ont bercé son enfance. Son père, Hamid, est arrivé en France à un âge où la conscience est déjà vive. Peut-on perdre toute référence au passé familial, même empreint de la honte des harkis, dans ces conditions ? Negar Djavadi, dans Désorientale (Liana Levi, 2016) aborde le même sujet d’une manière plus crédible.

Restent les mots, magiques. Alice Zeniter pourrait être qualifiée de fille spirituelle de Sorj Chalandon tellement leurs styles se ressemblent. Seulement, chez Chalandon, la constance des sujets traités, d’une ampleur tragique du début à la fin des récits, hausse la beauté des mots. Chez Zeniter, le style imagé visualise parfaitement la dramaturgie de la première partie ; il est tellement moins utile à la suite que l’histoire en perd de sa force.

Ali a les yeux au niveau des bottes, les yeux au niveau des canons bien graissés, de la poussière volante, des corps sans volonté. Il entend des coups de feu, se force à penser qu’ils sont tirés en l’air. Il se risque à soulever la tête de quelques centimètres, dans l’espoir qu’il verra surgir le lieutenant-loup de la dernière fois. S’il a des guetteurs dans chaque mechta, il a dû être informé du passage des Jeep avant même que le village n’entende le bruit des moteurs… Et s’il se montre, Ali s’en fait la promesse, il ne le quittera plus, le suivra comme son ombre, tuera pour lui s’il le faut. Une nouvelle salve retentit, suivie de prières gémies, broyées entre les dents. Ali ferme les yeux et attend.

=> Quelques mots sur l’auteur Alice Zeniter

=> Chronique de T Livres ? T Arts ? sur L’art de perdre

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Le couloir de la mort

le-couloir-de-la-mortJohn Grisham

Traducteur : Michel Courtois-Fourcy

Le couloir de la mort

Robert Laffont – 1995

En août 2016, le journal Le Parisien mentionnait que trente états américains pratiquent encore la peine de mort. L’élection de Donald Trump ne sera pas signe de prise de conscience face à la barbarie qu’est la peine capitale. Tout, pour le moment, laisse penser le contraire. Dans ce contexte, relire Le couloir de la mort m’a semblé tout à fait approprié.

Sam Cayhall, activiste du KKK, a participé en 1967 à un attentat qui a coûté la vie à deux jumeaux de cinq ans, fils d’un avocat défenseur des droits civiques. Il est arrêté sur les lieux de l’attentat, tandis que son complice a disparu dans la nature. Après dix années de tranquillité et trois procès, il finit par être condamné à mort. Encore dix ans plus tard, soit vingt ans après l’attentat, un jeune avocat, Adam Hall, se présente au parloir de la prison et se propose pour le défendre. Adam Hall est le petit-fils de Sam Cayhall. Il lui reste un mois exactement pour sauver son grand-père de la chambre à gaz.
Ce roman est un des plus profonds de John Grisham, avec Non coupable, peut-être
(Robert Laffont 1994, réédité en 2014 sous le titre Le droit de tuer). Il s’agit d’une fiction mais elle pourrait se lire comme un documentaire, tant les détails sur la vie dans le Quartier de Haute Sécurité de la prison de Parchman (Mississipi) sont précis. Grisham déroule les différents aspects juridiques et médiatiques associés à la peine de mort (équipe, procédures, recours, compte à rebours, harcèlement des journalistes…) avec son aisance habituelle de conteur. Le lecteur a aussi le droit à une visite guidée détaillée des cellules des prisonniers ; celle de Sam Cayhall, bien sûr mais aussi celle de ses codétenus, lâchés par leurs familles et leurs avocats dans la plupart des cas.

Le couloir de la mort n’a rien d’un camp de vacances. L’isolement, le dénuement, la haine et l’oubli, pour ces prisonniers dans la force de l’âge, sont à eux seuls des punitions sévères qui conviendraient à une condamnation à perpétuité. L’auteur ne fait pas de Sam Cayhall un personnage sympathique, loin s’en faut. Le salaud a peut-être soixante-dix ans ce qui facilite une prise de position contre la peine de mort ; mais l’auteur n’hésite pas à revenir régulièrement sur son passé macabre ; son objectif est de susciter la réflexion, non parce que le condamné fait pitié mais parce qu’un débat éthique sur le droit de tuer en toute légalité, quel que soit le crime commis, s’impose.

Le mélodrame familial contribue à transformer le documentaire en roman. Les personnages sont bien construits, à l’image de la plupart des héros de John Grisham. La tante d’Adam, sœur de Sam, est en particulier une femme très attachante. Seuls les hommes politiques sont trop caricaturés à mon goût (le gouverneur, David McAllister, a tout d’un caïman aux dents longues) ; leur caractère sert l’histoire, indispensables défendeurs de l’antithèse dans un débat idéologique.

Le couloir de la mort est un excellent thriller. Une bonne idée de lecture pour des jeunes (pas trop, tout de même) qui s’interrogent sur quelques fondamentaux de la démocratie ou sur ce sujet de société essentiel qu’est le meurtre légal.

=> Quelques mots sur l’auteur John Grisham